UN NOUVEAU MONDE ? par Jean-Marc Baillieu
A propos de l’anthologie d’Yves di Manno & Isabelle Garron chez Flammarion
Anthologiste patenté, Henri Deluy signalait que les anthologies génèrent en poésie les meilleures ventes. On peut en ce sens citer Pièces détachées de Jean-Michel Espitallier (Pocket/Havas, 2000 puis 2011), probablement autour de 30 000 exemplaires vendus (on suppute puisque les éditeurs n’éventent pas leurs chiffres), qui bénéficia, outre sa qualité intrinsèque, du prix attractif d’un format de poche. En 314 pages, on avait là « une anthologie de la poésie française d’aujourd’hui », une photographie d’un état donné à un instant t, une vision synchronique là où Un nouveau monde, l’anthologie cosignée paritairement par Y. di Manno et I. Garron, propose un regard diachronique puisque l’ouvrage est sous-titré « Poésies en France. 1960-2010 ». Parue dans la collection « Mille&une pages », elle compte 1526 pages (au titre courant trop présent) pour un prix de 39 euros : un « pavé » à ce prix peut être dissuasif pour qui souhaiterait plonger dans le microcosme, d’autant que la couverture est peu attractive, principalement du fait d’une photographie (d’I. Garron) aux teintes grises avec une enseigne portant un message en anglais (non traduit par la suite) : imagine-t-on la couverture d’une anthologie de poésie étatsunienne avec un message en français ? On remarquera aussi qu’en quatrième de couverture qui expose les grands traits du projet, la qualité des auteurs n’est pas portée à la connaissance de qui, béotien, y jetterait un œil en librairie et ignorerait qu’Yves di Manno (1954) est l’émérite directeur de la collection Poésie chez Flammarion éditeur de l’anthologie, ce qui, aux yeux de certains, pose un triple problème « épistémologique, méthodologique et déontologique » (Fabrice Thumerel, Libr-critique, 23 mars 2017). De fait, sur les 104 auteurs principalement retenus, 44 ont publié au moins un livre dans la dite collection. Ce n’est pas un mal en soi, et on ne peut reprocher à Y. di Manno d’avoir l’esprit-maison (ou corporate), mais avoir connaissance de ce biais, comme du fait qu’il publia un ouvrage sous l’égide de Java, permet au lecteur d’ajuster sa lecture. Itou du fait qu’Isabelle Garron (1968) fut membre du comité de rédaction d’Action Poétique et participa à l’émission Peinture fraîche (France Culture) de Jean Daive : ces proximités ne sont pas blâmables mais elles ont pu contribuer à orienter l’ouvrage et méritaient, à notre avis, d’être connues du lecteur dès la couverture.
Depuis sa sortie fin février 2017, l’anthologie a bénéficié de nombreux échos dans la presse spécialisée et même généraliste (Libération du 24 février, Médiapart du 6 avril par ex.). On pourra aussi se reporter aux sites Poezibao (3 mars) et Sitaudis (21 avril) en plus de Libr-critique déjà cité. Dans La nouvelle Quinzaine Littéraire, (n°1171, avril 2017), Isabelle Lévesque résume ainsi l’affaire : « cette anthologie, délibérément partielle et partiale, est donc une anthologie de combat, dont la lecture est très stimulante », on pourrait ajouter « dès la préface » dénommée Vestibule qui expose allègrement et clairement les tenants et aboutissants du projet, avant qu’une « Note sur cette édition » précise les limites de l’ouvrage. Outre l’exergue signée Julien Gracq, on aura remarqué au passage que, dans l’avant-propos apparaissent les noms de Marcel Duchamp, John Coltrane, Arthur Rimbaud, Pierre Reverdy et Paul Celan, des premiers feux balisant l’orée du chemin chronologique qu’il nous est proposé de suivre. Car le livre a bel et bien une ambition historique, il s’agit d’établir (en 27 chapitres) « le récit des événements » via, entre autres, les parcours de revues emblématiques de la période étudiée : « les revues, c’est le vif et l’histoire de la poésie du xxè siècle », ai-je formulé par ailleurs : c’est le cas ici pour Tel Quel, L’Ephémère, Action Poétique, Change, TXT, Doc(k)s, Exit, Digraphe, Chorus, Monsieur Bloom, Luna-Park, In’hui, Recueil, Banana Split ,Java, Revue de littérature générale, Nioques, Jardin ouvrier, If, Fin qui marquent ce « passage anthologique », de même qu’est rappelée l’importance d’artisans-éditeurs (terme préférable à petites maisons d’édition) dont l’énergie enthousiaste (et souvent hors-Paris) pallie la timidité en matière de poésie des éditeurs d’envergure nationale. L’aide à l’édition (dont P.O.L disait qu’elle lui permettait d’équilibrer le secteur Poésie de sa maison) du Centre National du Livre, via sa commission Poésie, est signalée, mais pas les bourses attribuées aux poètes, ni les aides aux libraires et aux organisateurs de manifestations autour de la poésie, et on n’entend parler ni des huit cents prix de poésie attribués annuellement, ni du Marché parisien de la Poésie qui chaque année en juin rassemble plus de deux cents éditeurs visités par près de 50 000 personnes. Mais le propos de l’anthologie n’est pas sociologique : il s’agit avant tout de proposer « un large panorama des écritures de poésie en France depuis 1960 » avec un accent mis sur la collection dirigée depuis 1994 par Yves di Manno, ce qui n’exclut pas, ici et là, « quelques solitaires » car l’on sait que si les poètes forment une sorte de confraternité (non exempte de regroupements ici décrits), celle-ci n’est pas grégaire, la solitude étant peu ou prou contingente à la pratique, hors les inimitiés plus ou moins passagères.
Le parcours est aussi sérié par les 104 poètes retenus (dont 28 femmes, le nombre croissant avec le temps) qui ont droit à une moyenne de 12 pages dont 1,4 page de présentation avant les pages extraites de leurs parutions. Les co-auteurs ont pris le parti d’accorder un nombre de pages variable selon les poètes (le dernier chapitre recense « Quelques nouveaux/nouvelles venu(e)s » sans notice de présentation) sans que l’on sache si, au-delà d’une variété qui peut être appréciée du lecteur, cela établit de fait une hiérarchie : Jacques Roubaud (29 pages), Bernard Chambaz (24), Bernard Heidsieck (23), Dominique Fourcade (22), Yves di Manno (22), Anne-Marie Albiach (21), Jean-Jacques Viton (20), Emmanuel Hocquard (20),… : ils sont une quarantaine à être au-dessus de la moyenne de 12 pages, de même qu’ils sont une quarantaine à bénéficier d’une présentation supérieure à la moyenne de 1,4 page : Christophe Tarkos (4 pages), Emmanuel Hocquard (3,5), Dominique Fourcade (3), Yves di Manno (3), Esther Tellermann (2,75), Anne Portugal (2,75), Bernard Heidsieck (2,5), Caroline Sagot-Duvauroux (2,5),… Cela écrit, les notices les plus longues ne sont pas forcément les meilleures (la notice Tarkos par ex. non exempte de redites), la concision apportant souvent en la matière une densité (J. Stéfan par ex.) qui sied à une anthologie. Et que C. Tarkos bénéficie de la plus longue notice reflète peut-être sa popularité sur YouTube : au 25 mai, 28208 vues contre 3463 à Jacques Roubaud, 2272 à Philippe Beck, 1581 à Claude Royet-Journoud, et même 7837 à Jacques Brel ? Pour ne point trop fâcher, la bibliographie générale propose en sus des « bibliographies complémentaires des différents chapitres », soit 116 poètes dont en effet quelques « gros poissons » qu’il eût été dommage, hasardeux, regrettable de ne pas citer (mais pas Christian Bobin, ni Kenneth White…). Par ailleurs, parmi les anthologies recensées en bibliographie, on pourra regretter l’absence de l’excellent 100 titres de poésie française contemporaine, publié en 1999 par le centre international de poésie Marseille avec un CD d’anthologie, qui esquissait déjà certains des angles d’attaque et des analyses du présent ouvrage, lui aussi « camp de base » pour aborder la poésie contemporaine française. Hors de France, seule la Belgique francophone a droit à un chapitre, et quand, en matière de francophonie, Kinshasa est devenue la plus grande métropole (11 millions de locuteurs) devant Paris (métropole), Abidjan, Montréal et Dakar (source ONU cité par Libération des 27 et 28 mai 2017), la question se pose peut-être de savoir qui s’attellera, après Serge Brindeau en 1974 (éd. St-Germain des Près), à une anthologie de ce nouveau monde francophone-là ?