Actes relatifs à la mort de Raymond Roussel, Leonardo Sciascia par Jacques Barbaut
Après la finalisation et l’envoi à son éditeur P.O.L du manuscrit Suicide, Levé se donne la mort le 15 octobre 2007. Les similitudes avec la fin de Roussel sont évidentes : non pas tant dans la manière de se donner la mort que par l’intégration de la mort dans une démarche artistique globale.
Christophe Reig, « Édouard Levé, ressusciter Roussel », Europe, Raymond Roussel, 2021
Mon premier est mort le 14 juillet — dans la nuit du 13 au 14 — 1933, dans la chambre 224 du Grand Hôtel et des Palmes, à Palerme, Sicile, « an XI de l’Ère fasciste ».
Cette nuit-là, la ville est deux fois en liesse, avec « concours d’illuminations fantastiques et allégoriques de barques dans le miroir d’eau donnant sur le Foro Umberto » et « une infernale compétition pyrotechnique jugée sur l’inventivité des dessins et des couleurs des feux ainsi que sur l’intensité des explosions », non point du tout pourtant pour la fête dite « nationale » française, mais à la fois pour les festivités annuelles en l’honneur de sainte Rosalie (Santa Rosalia) et pour une grande manifestation populaire glorifiant la traversée « atlantique » de l’escadrille d’hydravions du général Italo Balbo, arrivée au Labrador. (Quelques jours auparavant, Roussel, prétend le médecin Leonardo, a jeté de l’argent depuis son balcon, en direction des passants.)
Raymond Roussel — « Roussel le malade, Roussel l’ingénu, Roussel l’enchanteur » (Leiris) — est retrouvé le matin du 14 par le personnel de l’hôtel, allongé sur un matelas posé à même le sol, en chemise de nuit blanche, chaussettes noires et tricot de laine « champagne ».
La police, se fiant essentiellement au carnet de Charlotte Dufrêne (sa « maîtresse », sa couverture, sa « bonne amie ») qui notait les consommations médicamenteuses effrénées (drogues, narcotiques, somnifères, barbituriques…, Phanodorme, Hypalène, Vériane, Rutonal, Sonéryl, Somnothyril, Neurinase, Neosedan, Veronidin…, bouteilles, flacons, pilules…) de Roussel, les doses ainsi que leurs effets : « euphorie extra », « euphorie très grande », « euphorie toute la journée », « bon sommeil », « formidable euphorie », « euphorie désordonnée »…, la police, puis la magistrature à sa suite, après avoir entendu le médecin de l’hôtel et divers témoins, considérant que le susdit était « un individu plus que neurasthénique » sujet à des « attaques de nerfs », qu’il s’était entaillé le corps, au poignet notamment, de façon désordonnée avec un rasoir quelques jours auparavant, bouclent leurs rapports et leur enquête en une demi-journée — ne jugeant pas nécessaire de demander une autopsie —, le 14 tard dans la soirée, pour conclure à une intoxication provoquée par l’ingestion de deux tubes de Sonneril [sic] qui contenaient chacun 20 comprimés que Roussel avait avalés le soir précédent.
Comment l’auteur de La Doublure, né en 77 et mort en 33, qui trouva la mort durant la nuit d’une double fête, religieuse et patriotique, dont les initiales sont redoublées — RR, un homme richissime qui voyageait en Rolls Royce —, pouvait-il ne pas retenir l’intérêt d’un auteur sicilien amateur de romans-enquêtes, dont le patronyme est composé d’une syllabe géminée : « Scia-scia » — son nom ainsi sciemment « scié » ?
Consultant les « actes » divers (du médecin, de l’hôtel, des autorités fascistes), constatant que le mot « suicide » n’y apparaît jamais, relisant attentivement les témoignages et sondant les souvenirs, détaillant l’inventaire des objets et effets trouvés dans la chambre du mort, Sciascia s’attache à « ces oublis, ces lapsus, ces manquements qui touchent au mystère, à l’impénétrable » des documents ou proses administratives. Il s’arrête d’abord — tombant littéralement des nues — sur « douze volumes non coupés intitulés Locus Solus d’Armand Roussel » :
« Cette distraction du greffier du Tribunal royal de première instance (signature illisible) nous stupéfie davantage que le ciel étoilé au-dessus de notre tête. D’où diable est arrivé sous sa plume le prénom Armand ? N’était-ce pas, pour Roussel qui avait désespérément recherché la gloire, l’ultime pied de nez du destin ? »
Se focalisant sur les négligences et les incohérences, il remarque que personne ne se préoccupe de la disparition du chauffeur, ou, lisant dans le rapport conclusif qu’on a retrouvé un rasoir Gilet (au lieu de « Gillette »), il se demande quelle confiance l’on peut accorder à une police qui commet d’aussi considérables erreurs — « inattentions et distractions que l’on peut considérer comme typiques d’un métier qui ne devrait en aucun cas tolérer l’inattention et la distraction ».
La raison de ce zèle exceptionnel, de cette hâte à boucler au plus vite le dossier ?… Sciascia écrit :
« Même si elle ne découlait pas d’une volonté précise, la mort de Roussel était en effet un suicide, et un étranger qui venait mettre fin à ses jours en Italie, à un moment où la gloire de la nation fasciste vibrait dans les cieux atlantiques et scellait la paix européenne par un pacte entre les grandes puissances, ne voulait-il pas laisser entendre qu’il était impossible non seulement de vivre ensemble, mais de vivre dans l’Italie fasciste ? La police italienne était devenue, à l’époque, extraordinairement habile à saisir des allusions, à déchiffrer des symboles et des allégories. »
(Nous n’encouragerons ici personne à parcourir les quatre entrées « Mussolini » de la biographie de François Caradec parue chez Fayard.)
Ces Atti relativi alla morte di Raymond Roussel (Editions Esse, Palerme, 1971), « actes » — comme ceux d’un colloque, d’un notaire, de décès ou de naissance… — au sens d’« écrits », sont traduits pour la deuxième fois, après la première édition (depuis longtemps indisponible) proposée en 1972 aux éditions de L’Herne, traduits par Giovanni Joppolo et Gérard-Julien Salvy, texte introduit alors par une magistrale préface (non reprise ici) de Jean Ricardou, intitulée « Disparition élocutoire », qui, tressant Palmes et Palerme, art et mort, topique et phonique, introduisant la Suisse comme lieu de la désintoxication projetée et redoutée, et la Sicile comme « l’île lisible », produisait cette concaténation — un mixonyme — cédant l’initiative au mot(-valise) : SUICILE.
Outre l’apparition miraculeuse en 1989, cinquante-cinq ans après la mort de Roussel, d’une malle Vuitton oubliée dans un garde-meubles contenant neuf cartons de déménagement remplis de brouillons, textes inédits, correspondances, coupures de presse, photos, qui ont permis l’établissement des œuvres complètes chez Jean-Jacques Pauvert, songeons encore à la commande d’un monument funéraire fastueux en marbre de Carrare avec sa statue ; au testament et à son codicille (« Je tiens ESSENTIELLEMENT à ce qu’on me fasse une longue incision à une veine du poignet »), et à la publication post mortem fomentée du Comment j’ai écrit certains de mes livres, Librairie Alphonse Lemerre, procédant à la délivrance du « procédé »…
… « Et je me réfugie, faute de mieux, dans l’espoir que j’aurai peut-être un peu d’épanouissement posthume à l’endroit de mes livres »…
C’était l’excipit.
On connaît la suite.