Alfred Jarry. Une vie pataphysique d'Alastair Brotchie par Jacques Barbaut
Qu’est-ce que la (’)pataphysique ?
Qu’un petit homme de 1,61 m, né à Laval en 1873 — reconnaissance liminaire envers Jean-Christophe Averty (ORTF / « Chanson du décervelage ») —, ait rencontré, souvent fréquenté, Bergson, Fargue, Gourmont, Gauguin, Filliger, Vallotton, Tailhade, Lorrain, Mirbeau, Terrasse, Bonnard, Rousseau, Schwob, Heredia, Richepin, Mendès, Fénéon, Tinan, Louÿs, Allais, Natanson, Rachilde et Valette, Willy et Colette, Léautaud, Renard, Mallarmé, Gide, Picasso, Apollinaire, Valéry, Marinetti, Wilde, Cingria… — dont la plupart témoignèrent (« La masse de documents que nous avons à notre disposition rend au moins compte de la fascination que son personnage exerça sur les cercles littéraires des années 1890, où pourtant les personnalités ne manquaient pas ») —,
fût l’adepte des records
— dont celui du Surmâle.
Celui qui chronométrait ses moindres performances ne consentait pas à marcher sur la route de la vie réelle. (Rachilde)
Qui fut le premier performeur moderne.
Jarry parut devant le rideau, très fardé, en chandail et sans faux col, s’assit devant une mauvaise table, à demi recouverte d’une sorte de serpillière, lut, ou plutôt bredouilla, d’une voix morte et de façon inintelligible, quelque chose d’aussi effacé que sa silhouette…
(Georges Rémond, compte rendu de la « conférence » donnée en ouverture pour la première d’Ubu Roi, au Nouveau-Théâtre de Lugné-Poe, le 10 décembre 1896, Firmin Gémier dans le rôle-titre — avant que ne se déchaînent les huées, les hurlements et les horions.)
Que sa production écrite ait nécessité trois tomes pour établir ses Œuvres complètes dans la Pléiade, suscité nombre de biographies à son existence terrestre consacrées (dont celle, volumineuse, de Noël Arnaud, qui s’arrête en 1898, et dont on attendit en vain la seconde partie, et de Patrick Besnier en ses nombreuses reprises), inspiré la création, sous son parrainage, d’un Collège plus ou moins occulte, avec études et publications innombrables y attenantes, provoqué l’intérêt et les commentaires d’André Breton (Anthologie de l’humour noir)…
À partir de Jarry, la différenciation tenue longtemps pour nécessaire entre l’art et la vie va se trouver contestée, pour finir anéantie dans son principe.
… du Grand Jeu, d’Antonin Artaud (fondateur d’un Théatre Alfred-Jarry), de Gilles Deleuze (« Un précurseur méconnu de Heidegger, Alfred Jarry »), de Jean Baudrillard, d’Annie Le Brun, de Christian Prigent (Ceux qui merdRent)…
La ’pataphysique est le nom du trou d’où montent les formes monstrueuses du style. La ’pataphysique est l’un des noms possibles de l’écriture comme passion de l’arbitraire des signes. Rien de « sacré » ne subsiste devant ça, rien de « mondain » non plus — mais le vide tragique et le rire grinçant qui résonnent devant cette vérité.
Qui mourut à l’âge de 34 ans d’un excès de carburation (« un peu perdu l’habitude de manger », Alfred).
Cette biographie-là, écrite par l’éditeur de Raymond Roussel, d’Erik Satie, de Georges Bataille (s’y esquisse le commencement d’une famille), traduite de l’anglais (Alfred Jarry: A Pataphysical Life, Cambridge, Mass., The MIT Press, 2011), choisie comme « livre de l’année » par le TLS, documentée, référencée, hyper informée, point seulement factuelle — « la vieille litanie des anecdotes » —, reliée, copieusement illustrée et superbement éditée, déjà publiée en langues italienne et allemande, est bien pour moitié, en ses chapitres pairs — puisque ses chapitres impairs se présentent comme contrepoints, arrêts sur image, pauses et spéculations —, la volonté de restitution —« la fiction d’un éblouissant rail continu »— des occupations de celui qui fut le légendaire élève du professeur de physique Hébert (lycée de Rennes, 1888-1889), occupations qui consistaient à canoter, pêcher, cycler, électriser, escrimer, revolver, boire et… écrire.