Antonin Artaud, Lettres (1937-1943) par Jacques Barbaut
Comment faire sentir qu’une partie non négligeable du présent volume de correspondance
(malgré les vingt-six tomes des Œuvres complètes gallimardesques publiés en collection blanche dûment répertoriés — sans omettre les plus de deux mille pages des Cahiers d’Ivry —, cette collection de deux cent vingt-huit lettres — « pour la plus grande majorité inédites » (p. 9) — s’ajoute ce jour à la fantastique, proliférante, production scripturale, littéraire, artaldienne)
me semble en vérité le résultat d’une mauvaise action, de méchants procédés, i.e. d’un comportement illicite, voire d’une série de gestes indélicats, moralement condamnables ?
« Mis volontairement sous le boisseau, l’ensemble, le plus conséquent dans sa continuité, se compose d’une soixantaine de lettres d’Antonin Artaud à l’adresse du Dr Léon Fouks, ainsi que des lettres retenues par lui mais destinées à d’autres correspondants » (préface de Serge Malausséna, annonçant tranquillement la couleur, p. 14)
ou
« La plupart ne sont jamais arrivées à destination parce qu’elles ont été retenues volontairement par les services responsables, ou gardées à titre personnel par certains médecins. » (p. 15)
Soit, comme l’égrènent en une sombre litanie nombre de notes de bas de page en corps inférieur :
« Lettre inédite non envoyée, retenue et gardée à titre personnel par le Dr Fouks. »
(D’autres notules précisent que des lettres et documents appartenant de droit aux institutions psychiatriques par lesquelles passa Antonin furent soustraits, barbotés, ou non déposés aux archives par tel ou tel médecin.)
Par exemple, la lettre du 17 juin 1939 à ce Fouks, médecin psychiatre, écrite entièrement en capitales (qui rejoue en son début l’enfantin anagramme anglais God/Dog) :
TU COMMENCES A ME FAIRE CHIER AVEC LES HISTOIRES DE DIEU. DIEU C’EST MOI ! ET TU N’AS JAMAIS ETE QU’UNE MERDE PRETENTIEUSE ET LA MERDE D’UN PETIT CHIEN : FOUKS LE CHIEN !
J’AIME MIEUX TE DIRE QUE JE TE HAIS ET QUE MA HAINE POUR TOI EST IRREMISSIBLE.
TU M’AS VOLE UNE LETTRE, UN LIVRE ET UN PAQUET DE CIGARETTES QUI M’AURAIT SAUVE LA VIE ET TU T’ES BRANLE SUR MA TORTURE, ET TU T’ES FAIT ENVOUTER, BOUGRE DE SALE PETIT CON, POUR NE ME PRESENTER ICI QUE LA FACE DE L’AMI DOUCEREUX, ALORS QUE TU N’AS JAMAIS CESSE DE ME JALOUSER ET DE ME HAIR PARCE QUE TU ES NE DANS LA PEAU D’UNE MERDE ET QUE JE SUIS NE DIEU, ETANT DIEU. […]
ou
« Vous êtes un con.
Et je vous baffe la gueule.
Antonin Artaud
P.S Je baffe ta gueule de Médecin chef à toi SHA-NYON SABAOTH et si tu ne rends pas les lettres qu’Anne Manson a écrites et que tu m’as volées au bureau de l’asile, si tu ne rends pas les paquets à moi expédiés et qui contiennent des cigarettes et dont tu t’es emparé pour les fumer à ma place, bougre de sale voleur, je te les ferai rendre à coups de couteau dans la gorge.
Tu me dois aussi un kilo d’héroïne […]
JE TE FERAI EXPIRER A COUPS DE BOMBES LES ENVOUTEMENTS QUE TU AS LANCES CONTRE MOI HIER SOIR. »
(au docteur Chanès, 8 juin 1939)
On imagine aisément la situation : le docteur Allendy, le docteur X, le docteur Y, le docteur Fouks, lequel passait visiter un patient passablement prestigieux, acteur et metteur en scène, multi-publié (Nrf, Denoël…), l’encourageait à écrire à tel ou tel
… à Balthus (« TU N'ES DEVANT MOI QUE L'OMBRE D'UN MORPION TA GUEULE EST VERTE ET PUANTE COMME TA SUEUR»), à Colette Prou, au préfet de police, au procureur de la République, au président de la République Albert Lebrun, à Edouard Daladier, président du Conseil, à Roger Blin, à Gaston, au « ministre d’Irlande à Paris », à Ligeia Laval, à « Hitler / Chancelier du Reich / Allemagne » (« … Je lève aujourd’hui, Hitler, les barrages que j’avais mis ! / Les Parisiens ont besoin de gaz. / Je suis vôtre. / Antonin Artaud », fin 1939), à Alain Cuny…
pour mieux lui subtiliser ses productions…
Ces lettres à vocation performative, dont la lecture s’avère éprouvante, épuisante, suscitant tour à tour découragement ou morbide fascination (un volcan couve ici sa lave), pour certaines des chapelets de sinistres imprécations, jamais dépourvues pourtant d’un humour ravageur, (« JE VOUS FERAI SAUTER LE CERVEAU A FROID ET JE GLACERAI VOS PERCEPTIONS CONSCIENTES ET IMAGINAIRES PENDANT 7 ETERNITES »), d’un humour sardonique, voire satanique, toutes emplies jusqu’à la gueule de demandes-à-la-vie-à-la-mort — des suppliques — pour l’obtention de doses d’héroïne…
Au docteur Théodore Fraenkel (5 décembre 1940), ami de Robert Desnos et compagnon de route des surréalistes :
« Car vous avez vécu ces derniers mois une histoire merveilleuse, et vous avez eu en main de l’héroïne que vous aviez gardée en prévision de mon internement et on vous a enlevé de la mémoire cette histoire comme on vous a enlevé l’héroïne des mains : par magie : en vous frappant la tête et en vous endormant en pleine rue. […] je n’ai pas assez de force et j’ai de plus en plus des hordes d’Initiés de Satan autour de la tête et dans l’anus. Et il faut que cette histoire finisse. Trouvez-moi de l’héroïne au couteau. Mais trouvez m’en. — / A vous affectueusement. »
… saturées de dénonciations de complots ourdis à son encontre, de dépôts de plaintes, de sorts et de contre-sorts, de mauvais sorts et de sorts de mort, d’accusations, d’empoisonnements, d’intoxications et de désintoxications, de liens, de ligatures et de nœuds, d’envoûtements (« UN ENVOUTEMENT LUBRIQUE, DILATOIRE, LENIFIANT ET NEUTRALISANT »), donc de contre-envoûtements, de dilacérations et d’égorgements, de hideux sévices, d’enculages, de décervelages et de démembrements, de camisole et de vitriol, de prophéties — « à travers les Spirales torturantes des Sphères qui peuplent les Eternités » —, de listes établies des Initiés, des « secrets de magie pure », depuis le « temps de Ramsès II, des Mages Chaldéens, de Zoroastre et de Moy din Ibr Arabi », de manipulations, gesticulations et malédictions émanant des succubes du Diable et des suppôts des Ténèbres…
On se félicitera, peut-être, que la lettre (celle-ci aussi pulsée en majuscules bâtons) à André Gide (5, rue Sébastien Bottin, Paris — 15 juillet 1939) ait été, donc, stoppée, retenue, détournée, censurée, « collectionnée », non remise à son destinataire — parmi d’autres joyeusetés se déployant sur deux pages :
[…] ET C’EST AVEC CE SECRET QUE TU FAIS SEMBLANT DEPUIS CINQUANTE ANS QUE TU PUES L’URINE NAUSEABONDE ET LE RANCE DE TES DENTS CARIEES PAR TROP DE 69 AVEC DES HOMMES (ET DES FEMMES AUSSI, TU ES TROP VIEUX ET TU NE CHOISIS PLUS) […].
Ecrites entre le 17 octobre 1937, lettre adressée au Consul de Grèce, où Artaud se déclare grec, née à Smyrne de parents grecs (« je suis caricaturiste de mon métier et j’ai réalisé de nombreuses affiches et publié beaucoup de dessins dans de grands hebdomadaires français », parmi quelques-unes des métamorphoses à vue que commet le Momô), signée « Antoneo Arlanapulos », et celle du 31 décembre 1942 adressée à sa mère/ fille Euphrasie (« je ne peux avoir de mère, et se dire ma mère en ce monde c’est m’insulter. Je n’ai d’autre mère que la Vierge Marie. […] Ma fille Euphrasie m’enverra des colis de nourriture du monde révolutionnaire des Bohémiens et elle viendra me voir ici en chair et en os ici à votre place »), signée « Antonin Nalpas — J.C. »,
soit depuis le retour d’Irlande (après l’épisode mystique dit « de la canne de saint Patrick », celle qui lui fut dérobée, l’une des stations du chemin de la Passion A.A.), son arrestation au Havre, et jusqu’à son transfert pour l’asile de Rodez (où exerce le docteur Ferdière), où les lettres se feront tout soudain plus apaisées ;
soit cinq années d’internement (asile de Quatre-Mares, Sotteville-lès-Rouen ; hôpital Sainte-Anne, Paris ; asile de Ville-Evrard, Neuilly-sur-Marne) durant lesquelles les « asiles de fous » le décrivent comme « violent et dangereux » ;
période incontestablement la plus délirante, la plus « frénétique », la plus caricaturale et la plus caricaturée, et tandis que le monde bascule puis est en guerre et qu’Artaud quasi n’en dit goutte ;
(le sordide état des institutions psychiatriques durant la deuxième guerre est aujourd’hui renseigné, les internés y mouraient littéralement de faim ; Artaud, lui, roide monstre d’énergie, oppose incessamment la plus véhémente et enragée protestation à son internement) ;
— cette lettre à Jacqueline Breton-Lamba (7 avril 1939, témoignant d’une « autre » lucidité — ou « sain Artaud » ?) :
« Je suis un fanatique, je ne suis pas un fou. Je ne veux plus de l’ordre moderne qui ne vous mène qu’au chaos. Je me suis laissé librement arrêter dans un esprit que vous ne pouvez plus comprendre […] Car le monde moderne est impie, et je ne supporterai jamais sa pourriture, et le peuple sera toujours avec moi. Comme il le fut quand il m’appelait Saint-Artaud ! J’ai été empoisonné à Rouen, j’ai été empoisonné et encamisolé à Sainte-Anne ! On ne m’a pas eu et on ne m’aura pas et dites-le bien aux Initiés ! ».
Par rage & pulsion, de nombreuses lettres, dont d’heureux fac-similés donnent une idée physique : des trous, déchirures, décharges violentes impulsives, taches d’encre par infusion, brûlures de briquet ou de cigarette — ou quelle injection par quelle piqûre de quelle seringue ? —, dont certaines évoquent irrésistiblement ces cartes de pirates de l’île au Trésor — enfermées dans le coffre-fort du mort —, perforées, performées, coloriées au crayon de couleur
— le gâchage du « subjectile », sur lequel avait insisté J. Derrida :
« La page est salie et manquée, le papier froissé […] que je pouvais sonder, tailler, gratter, limer, coudre, découdre, écharper, déchiqueter et couturer sans que jamais par père et mère le subjectile se plaignît » —
usant des majuscules, des menaces, des soulignés (de une à cinq fois), des flèches, des écritures marginales, de la mise en page, en feuille, en scène, de la douleur et du manque, abusant des signatures et des généalogies ;
comme si la lettre en sa matérialité pouvait agir à la manière d’un talisman, une poupée-fétiche percée d’épingles pour un pelote-paquet de malédictions, d’une recette efficiente de sorcier – sortie d’un Grand ou d’un Petit Albert –, d’une jaculation de sorcière, constituait bien un objet à n dimensions.
Le tout enté sans crier gare par des extraits de dossiers médicaux d’« Artaud le crevard » (MBK), des bulletins diagnostiques établis par des médecins de la Faculté, tel ce « certificat de quinzaine du 19 mars 1939 », du docteur Chanès, Ville-Evrard, ainsi rédigé :
[…] Il n’est qu’un poète qui a voulu réaliser sa conception révolutionnaire du monde. Parfois au lieu d’exprimer comme des certitudes ses interprétations les donne comme des hypothèses (délire de supposition). « Je me demande si la Prophétie existe et si nous n’avons pas tous été victimes d’une monstrueuse hallucination. » Ancien toxicomane présente un état d’excitation psychique richement coloré par un puissant débordement imaginatif ayant déterminé de sévères troubles de la personnalité. A maintenir *.
(* Nous ajoutons les gras.)
Et jusqu’à ces pastiches suprêmes du langage, médical, psychiatrique, nosographique, lequel tente pourtant une description, une semblance d’approximation
(pensons ici à ces lettres initiales, séminales, à Jacques Rivière : « … ces vices de forme, ce fléchissement constant de ma pensée, il faut l’attribuer non pas à un manque d’exercice, de possession de l’instrument que je maniais, de développement intellectuel ; mais à un effondrement central de l’âme, à une espèce d’érosion, essentielle à la fois et fugace, de la pensée… », 29 janvier 1924),
un tâtonnement, un effort de transcription, un essai de plus, une farouche volonté de se faire entendre, malgré tout, à mille lieues d’un quelconque renoncement :
« J’ai été soumis pendant toute la nuit à la plus infernale attaque d’envoûtements et bains de feu ou de froid, en configurations astringentes, exacerbantes et calcinantes, en gels démagnétisants des moëlles, du cerveau et des nerfs, en ruptures de communication entre tous mes plans psychiques, ou nervo-psychiques, en bloquages forcenés de tous réflexes, en décentration vertigineuse du moi, et en arrachement de la sensibilisation au moi, en écrasement et en émanciation de la Volonté dans les réflexes et dans le moi, en foudroyantes stupeurs et en bloquages de la rage qui m’étranglait […] ; et vers le matin et dans mon sommeil même c’est l’idéation qui a été attaquée, par décollement de la sensibilité même et de la lumière de toute impression et de toute image dans mon cerveau […], mon cervelet était devenu un vide où la magie pompait sans arrêt. »
(11 juin 1939, au docteur Fouks)