Articuler de Luc Bénazet par Éric Houser
Disperser, dit-il
Articuler constitue le troisième volume de ce qui forme, avec nÉcrit (2009) et La vie des noms (2013) et toujours chez Nous, une trilogie. Jusqu’à ce troisième volume, je dois avouer que je n’avais pas perçu toute la portée de ce projet. Je restais un peu en-dessous, peut-être n’avais-je tout simplement pas trouvé l’entrée, et je me dis que j’ai pu être en quelque sorte parasité par des sensations que j’ai ressenties en écoutant lire Luc Bénazet (je l’ai entendu lire plusieurs fois ses textes). C’est un sujet complexe, celui du rapport entre la lecture audio et la lecture solitaire et silencieuse. Luc Bénazet insiste beaucoup sur ce thème, engageant à lire à haute voix, une fois rentré chez soi, ses textes. À les prononcer, à les articuler. Je crois pour ma part que l’on n’entre pas vraiment dans ce qu’il fait si l’on ne prend pas la peine de lire sans rien dire, mot à mot, lettre à lettre. Le principe de composition de ce dernier livre est simple, il y a trois brins, c’est-à-dire trois séries de textes qui se suivent. Un premier brin (1), que Jean Daive le 29 janvier dernier (lecture à la librairie Le comptoir des mots) a appelé manifeste (le substantif et l’adjectif). Un deuxième brin (2) que les auditeurs et lecteurs de LB ont eu l’occasion de découvrir ailleurs (c’est un texte troué par les accidents de la frappe, rapide, improvisée, sur le clavier). Un troisième brin (3) que je dirais plus centré sur les noms, les phrases, la grammaire. Le livre imprimé ne donne pas ces trois séries dans la succession textes 1 (manifeste) - textes 2 (improvisation) - texte 3 (grammaire), mais dans l’ordre d’épuisement de la combinaison que l’on peut faire avec 1-2-3, qui est : premier texte de la série 1, premier texte de la série 2, premier texte de la série 3, ce qui donne : 1-2-3, 1-3-2, 3-1-2, 3-2-1, 2-3-1, 2-1-3. Comme on a deux tours de piste, cela fait au total 36 textes (de longueur variable, une à quelques pages). J’ai remarqué que les textes du premier tour étaient un peu plus longs que ceux du second tour. Comme une accélération, de l’un à l’autre. L’écriture de Luc Bénazet est difficile mais simple (ni facile, ni complexe). En le lisant (j’ai pour ma part fait une lecture « sans mélange », d’abord la série 1, puis la 2, puis la 3), j’ai été très vite gagné par une exaltation, qui est pour moi (quand cela arrive) le signe que quelque chose se passe. La série 1 (manifeste), a pour objet de « dire les états de langue auxquels nous appartenons. Et, appeler les relations de nos vies, les unes aux autres, libres » (quatrième page de couverture). Les deux verbes à l’infinitif (dire, appeler) manifestent la dimension programmatique. Avec quelque ironie, Jean Daive a évoqué à propos de cet aspect du livre la broyeuse de chocolat (sans nommer Marcel Duchamp) : il faut prendre cette image au sérieux car, de la même manière que la broyeuse de Duchamp, détachée de son environnement utilitaire et un peu transformée (un troisième rouleau a été ajouté aux deux premiers), change radicalement de statut, le « manifeste » de LB n’est pas assimilable au genre (le genre du manifeste), puisqu’il est, d’une part, pris en quelque sorte dans le réseau qu’il forme avec les deux autres brins, et d’autre part qu’en le lisant, on découvre à quel point ce régime textuel-là (le manifeste) ne peut plus fonctionner, ou plutôt ne peut plus être reçu de manière pure, naïve je dirais. La phrase citée (avec les deux verbes) est précise : il s’agit de dire, et d’appeler. Il ne s’agit pas de proclamer, il ne s’agit pas de rassembler, à la première personne du pluriel (nous). Pourtant, en lisant cette série je suis exalté par un discours, qui me parle de quelque chose d’utopique, de quelque chose d’aimable : si toute communauté est un leurre (propos ô combien actuel, à l’heure où l’on se réconforte dans un imaginaire national qui a repris du poil de la bête), déjà du fait que l’être humain est divisé en lui-même par le langage (et la division se retrouve au niveau collectif : « une même langue, que chacun parle / sur un territoire a ses foyers d’appartenance, une même / langue, que chacun parle dans une communauté humaine est divisée »), si toute communauté est un leurre un appel reste toutefois possible. Et il n’est pas nécessaire ici de compléter la formule (un appel à... quoi ?), parce que justement il ne s’agit pas d’un programme. Cela va peut-être vous paraître abusif comme comparaison (et choquer Luc Bénazet que je la fasse), mais j’ai pensé tout le temps en lisant cette série à plusieurs énonciations que l’on trouve dans les évangiles. Comme l’on sait celui à qui elles ont été attribuées n’était pas un messie politique, mais plutôt un révélateur, un appeleur. Le discours de Luc Bénazet n’est pas du même ordre, bien sûr, mais son insistance sur la liberté (« appeler les relations de nos vies, les unes aux autres, libres ») me l’évoque. « Mais un appel a été formé. Un appel à / ce qui me dispense de parler / les états de langue / auxquels j’appartiens. Pourquoi cette passion, - / telle logique de l’empêchement ? / Pourquoi cette maladie ? ». On voit bien à la lecture de ce passage que Luc Bénazet a une pensée subtile, dont on pourra se faire une idée en revenant à quelques auteurs, je pense surtout à Lacan bien sûr (que Jean Daive a évoqué comme celui qui, non nommé dans le livre, y était d’autant plus présent), et aussi à Jean-Claude Milner (Les noms indistincts, éditions du Seuil, 1983 – entre autres), peut-être aussi dans une moindre mesure à Jacques Derrida (De la grammatologie, éditions de Minuit, 1967 – dans son chapitre III, Genèse et structure de l’Essai sur l’origine des langues, la troisième section s’intitule « L’articulation »). Ceci pour dire, non pas qu’il faudrait avoir lu tout cela pour lire les livres de Luc Bénazet, car il n’y a aucun jargon ni commentaire savant dans son écriture, qui se caractérise par une extrême précision et par une intelligence remarquable de la coupe (Luc Bénazet est avant tout poète, pas théoricien). Mais plutôt, pour indiquer des pistes de lecture, des compléments. Un poète peut être quelqu’un qui lit, et pas que de la poésie ! Je ne voudrais pas être trop long, dans cet article je voulais surtout insister sur l’intérêt de cette œuvre pour aujourd’hui, pour les lecteurs d’aujourd’hui. Ce n’est pas si fréquent. Et quant à l’exaltation (je tiens à ce mot), c’est pour souligner que l’écriture de Bénazet donne quelque chose de précieux, qui appelle à la relation, à la réponse. Ensuite, c’est à chacun de s’en saisir ou pas, et d’inventer. Pour ma part, c’est ce que j’attends de toute poésie, et au-delà de la poésie de toute œuvre (qu’elle soit écriture, peinture, musique, cinéma). C’est là que se situe sa nécessité.
« Aurons-nous supprimé les états de langue / froids et roides, / une vie du langage nous est-elle / commune lorsque nous l’articulons, / nous ne lui supposons pas / un fond d’indivision. / (sauf à encombrer nos parlers / d’une adresse commune, - / sauf à nous faire identifier à une jouissance de mort. / Si nous parlons les états de langue fixés / lorsqu’ils sont le produit / d’une science, d’une gestion, d’une industrie. Ou bien / lorsqu’ils sont les faire-valoir / d’un narcisse singulier). // Les états de langue, auxquels nous appartenons, sont-ils / dispersés réellement, il nous revient / chacun de les transformer / continûment, - dynamique, sans cesse / l’articulation est vitale ».
La dispersion dont il est question, ce n’est pas un mot d’ordre (on pense au vocabulaire policier, dans l’expression disperser une manifestation), mais une action vitale. Je n’ai pas la place pour développer davantage les autres brins (la série 2 et la série 3), je tiens à dire simplement que la série 2 (improvisation) m’a donné un grand plaisir de lecture, comme un complément de ce que j’ai entendu lire par Luc Bénazet. De plus, la méthode de l’auteur (improviser est une méthode) –
« des lettres sont jetées hors les mots » - est un fort stimulant, qui m’a fait penser un peu, quant à la stimuation, à ce qu’avait fait Denis Roche avec ses Dépôts de savoir & de technique, il y a trente-cinq ans. Ce n’est pas peu dire.