ça recommence de Jean-Jacques Viton par Éric Houser
Avanti la musica ! – deux paragraphes & un mail pour Jean-Jacques Viton, suivis d’un ajout
En sortant de l’exposition Schmidt-Rottluff dans les bois, avant que le bus arrive, lecture à voix haute de la deuxième partie, Le pleur des veaux dans l’abattoir. « nous aimons l’automne tenace où la mort / parvient à faire entendre sa douce voix ». C’est exactement ça, à l’instant T : le bois, les tableaux, la fraîcheur piquante, l’attente. Chaque mot, gerade richtig (1). Tout, dans l’instant, à sa place exacte. Pile.
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Rosie, la jeune Brésilienne dont je loue les dents régulières (regular… regular…, elle dit avec gravité moqueuse) sort d’un tableau de Karl Schmidt-Rottluff. Le plaisir est comme la poésie, on ne peut en décider. Tout, sauf regular.
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« Cher Jean-Jacques, je vous remercie beaucoup pour l’envoi de votre livre, dont j’ai commencé la lecture et qui me bouleverse. il ne faut pas dire que c’est votre meilleur livre, car chacun de vos livres est votre meilleur livre ! c’est encore un peu tôt pour moi, pour que je puisse vous dire (vous écrire) des choses précises, mais ce qui est sûr c’est que c’est là. je veux dire, ce que vous écrivez, c’est là, c’est présent. ça m’a donné l’idée que ce que je demande à la poésie c’est justement ça. et puis, en quoi ce que vous écrivez concerne la politique (mais je ne devrais pas le dire comme ça, plutôt : le monde) ? là ça me paraît évident maintenant de l’écrire, c’est que le monde (qualifié ultra-libéral, capitalisme, tout ce qu’on veut : c’est planétaire), est-ce que c’est pour ça qu’il tient ? ne veut pas voir le tragique. alors vous, c’est je trouve ce que vous montrez, avec d’autant plus de force que c’est discret, fragile, et « parfait » comme ligne (je préfère dire ligne à vers), comme coupe. les objets que vous faites, pour moi ils ont aussi la perfection, la beauté, d’un magnifique habit ou chaussure bien coupé(e), discret, sans forfanterie. pas dépouillé, non, discret comme on dit je ne sais plus dans quelle science (les mathématiques peut-être). (d’ailleurs je viens de vérifier ça, c’est bien discret qu’il faut écrire, par opposition à continu – le continu ça serait alors le roman ?). cette ligne sur l’ombre de l’avion (2), tellement impeccable, qui fait voir l’image dans une précision tremblée, juste, fine, elle me touche je ne peux pas vous dire à quel point. mais pour revenir au tragique,… non je n’ai pas envie de développer, je crois que vous voyez, même si le mot tragique n’est pas dans votre vocabulaire (il n’a pas besoin d’y être, parce que le tragique, on n’a pas besoin de le nommer, on ne dit pas c’est tragique ou quand on le dit, ça sape tout). et encore une chose, il tombe (le livre) juste après un concert dont j’ai parlé un tout petit peu à Liliane hier, de Luigi Nono, c’est une œuvre que vous connaissez sûrement, Como una ola de fuerza y luz, je l’ai entendue lors d’un concert et c’était une révélation : pendant tout le temps que dure cette œuvre, 30 minutes, j’avais l’impression qu’il me disait (Nono), « réveille-toi, regarde autour de toi, va » et c’est un peu aussi ce que vous me dites. »
(1) juste
(2) « suivre dans le soleil l’avion qui rôde / essayant son ombre sur le gazon des jardins »
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L’ajout, c’est que je veux dire qu’il y a dans la poésie de Jean-Jacques Viton une pensée, ce n’est pas une collection de sensations, d’impressions, ça donne à penser. Par exemple dans ce livre-ci, il y a ce passage sur l’oubli, énigmatiquement limpide (à la page 71) qui est en italiques tiré du Livre de l’oubli de Bernard Noël : « n’oubliez pas l’oubli est ce qui rend tout le / passé latent oui tout s’efface avec le temps / mais l’oubli rend le temps ineffaçable » ; et ce qui est intéressant c’est que Viton à partir de cette citation (pas exactement littérale) dit quelque chose d’autre (que ce que dit Bernard Noël), voire diamétralement opposée, en partie aussi parce que le setting, le lieu où il allonge la citation, comporte au début l’évocation d’une scène atroce où des animaux sont arrosés d’essence et brûlés vifs, gratuitement. Ça donne à penser (formule un peu vague), et ça donne du plaisir, aussi. Même quand elle parle de choses horribles la poésie donne du plaisir, ce n’est pas du tout qu’elle enjolive ces choses, je crois au contraire que la poésie est un lieu où on peut encore toucher le réel des choses, sans phrases j’allais dire. Il ne faut peut-être alors pas tout à fait écrire plaisir, mais que les sens y sont engagés. La poésie ne se paye pas de mots, c’est un exercice acéré du regard, de la mémoire (j’aimerais bien dire aussi : de l’oubli, mais me sens empêché). Et ça se passe en mots, en lignes (= vers), en dizains ici. Sur cette forme tellement plaisante du dizain (il faudrait comprendre pourquoi, je ne sais pas trop mais pour moi cela remplace avantageusement le sonnet, c’est à la fois bien coupé et délié), je voudrais dire qu’elle convient à l’exercice elliptique qu’est la poésie (celle-ci en tous cas), parce que cette forme qui a quelque chose de régulier, en quelque sorte se laisse déborder de l’intérieur par, comment appeler ça, les séries d’ellipses, emboîtées presque mais jamais complètement jointes. Il me semble qu’avec l’oxymore l’ellipse est, non pas un procédé, un mode de vie. C’est que le tissu continu des choses il s’agit de lui occasionner des trous, afin que quelque chose d’autre puisse être vu, par exemple ce que j’appelais le tragique (dans le mail). Et j’ai trouvé particulièrement émouvant (pour rester sur ce plan de la composition formelle) le fait que par endroits des lignes soient reprises à l’identique, mais rien de systématique, quelque chose comme un signe adressé par-dessus les années à l’extraordinaire pantoum d’un précédent livre de l’auteur, Accumulation vite (P.O.L 1994). Pour finir je voudrais dire que Jean-Jacques Viton est un très grand poète, on dirait qu’on ne le sait pas encore assez sauf peut-être notamment Andrea Inglese par la belle anthologie italienne parue il y a quelques années, avec un important essai introductif du traducteur (Il commento definitivo, Milan 2009). Je peux affirmer que les trois dernières pages de ça recommence (c’est la dernière partie du livre) sont parmi les plus belles que j’aie jamais lues. Et pour finir encore il faut mentionner les trois photographies de Marc-Antoine Serra, d’une beauté sombre, qui semblent émaner d’un lieu ancien, vétuste, vide et désolé. Les trois éléments, un vestibule ou une cuisine avec une chaise, un clavier d’orgue ou d’harmonium défoncé, un escalier, introduisent à l’une des humeurs possibles de lecture de ce livre.