Rimbaud et la veuve, Edgardo Franzosini par Jacques Barbaut
« Madame *** établit un piano dans les Alpes. La messe et les premières communions se célébrèrent aux cent mille autels de la cathédrale.
Les caravanes partirent. Et le Splendide-Hôtel fut bâti dans le chaos de glaces et de nuit du pôle. »
(« Après le déluge »)
Le starter et — partant — l’argument sont infimes, se tiennent sur le fil d’un rasoir. Alors que la dromomanie — ou « automatisme ambulatoire », ou « folie du fugitif » selon les nosographies d’époque — de Rimbaud est déjà furieusement installée, l’on sait grâce à une simple carte de visite — un « bristol » —, que Rimbaud — ce « maniaque du déplacement », écrit Albert Thibaudet, « celui qui porte dans son sang les puissances du mouvement pour le mouvement » —, en marche sur ses semelles devant, passa au printemps 1875 le col du Saint-Gothard, à pied probablement, puis s’arrêta de trois à cinq semaines à Milan, avant de reprendre son chemin vers le sud.
Cette carte de visite (issue d’un lot qu’il a fait imprimer quelques semaines auparavant à Stuttgart), possédée d’abord par Ernest Delahaye et dont l’original a disparu, sur laquelle seule l’initiale de son prénom et son nom — en italique avec force paraphes — étaient imprimés, portait ces seuls signes écrits de la main du « bandit » de 20 ans :
39 Piazza Duomo
terzo piano. Milano
Soit une adresse sur la place principale de la ville lombarde, celle de la cathédrale, cœur battant et commercial de la cité.
Traces infimes, starters inframinces suffisant pour que Edgardo Franzosini — auteur italien publié à La Baconnière pour un livre consacré à Raymond Isidore, dit Picassiette, déjà traduit par Philippe Di Meo, et un autre à Bela Lugosi, preuves d’une belle curiosité multidirectionnelle — se lance dans une enquête — disons mieux un « vagabondage » — qui sera prétexte à multiples pistes, rappels, hypothèses, fantasmes.
Lettres à l’authenticité douteuse, citées, recopiées, perdues, bribes de conversations rapportées, souvenirs fragmentaires…, on spécule sur le fait qu’une « dame milanaise inconnue » — « quelque vedova molto civile » [« veuve très charitable »] dans quelque Milan », écrira Verlaine en 1888 — aurait accueilli, secouru et, davantage, aimé un jeune Carolopolitain affamé, véloce, sans doute peu fortuné, aux yeux bleus « gênants à force d’être clairs » (J. Richepin), en route vers plus loin, ailleurs.
La relation de cet épisode si pauvrement documenté oblige dès lors « à deviner ou à construire », ce à quoi s’emploie Franzosini au gré de sa fantaisie étayée par sa connaissance précise, documentée, de la geste et de l’œuvre rimbaldiennes.
Ce récit évoque l’union « devant Dieu » de la sœur Isabelle et de Paterne Berrichon, « ce couple formidable d’imposteurs et de manipulateurs » — j’y apprends que Paterne Berrichon avait commercialisé un modèle réduit du poète, une figurine d’environ 25 cm : un modèle en plâtre (7 francs) et un modèle en bronze (100 francs) ;
la quête de Paul Boens, un ancien moniteur d’auto-école qui a tout abandonné pour se consacrer entièrement à « la recherche de l’or de Rimbaud »… après s’être installé dans la ferme de Roche, celui-ci creusa inlassablement à la pioche puis à l’aide d’une excavatrice mécanique, certain de retrouver les 16 500 francs-or que le négociant aurait rapporté d’Abyssinie sous les espèces de 8 kilogrammes en pièces cachées dans sa ceinture… ;
les deux apparitions spectrales, surnaturelles, du poète — des « hallucinations » —, l’une à sa mère Vitalie Cuif, dans l’église de Charleville le matin du 8 juin 1899, et l’autre à Allen Ginsberg (en 1982), tandis qu’on lui a offert la possibilité de dormir une nuit dans la chambre d’Arthur, sise dans l’appartement du quai de la Madeleine de Charleville où la famille Rimbaud vécut six années durant.
Il propose aussi de faire un tour imaginaire des dizaines de plaques commémoratives (réelles le plus souvent) disséminées à travers le monde pour attester du passage, ici ou là, du « passant considérable » — depuis sa ville natale (Ardennes), et puis à Paris, Douai, Londres, Bruxelles, Harderwijk (Hollande), à Java, à Chypre, à Louxor (Égypte, cas particulier d’un « graffiti RIMBAUD » gravé dans la pierre, signalé d’abord par Jean Cocteau tandis qu’il visitait la « chambre de la naissance » d’Aménophis III, photographié plus tard par Denis Roche), à Aden (Yémen), à Harar (Éthiopie), et puis Marseille… —, constatant aussi l’impossibilité matérielle du cas milanais : l’immeuble du 39 depuis longtemps rasé, anéanti, avec d’autres, pour constituer un vaste parallélépipède abritant aujourd’hui l’enseigne d’un grand magasin.
Mince livret à glisser dans la poche arrière de son jean, la couverture reproduit un dessin de Paul Verlaine représentant Chose — « la chose », en la circonstance, c’est Arthur caricaturé : long manteau, longue pipe fumante, haut chapeau, lacets montants — apposé au bas d’une lettre datée du 7 mai 1875 à Delahaye, deux pages reproduites en fac-similé & in extenso dans les ultimes pages de ce carnet de voyage.