Cahiers Bataille 2 par Jacques Barbaut
I/ Quand Georges Bataille restitue la sensation que la toile d’Edouard Manet intitulée l’Exécution de Maximilien (1868) lui provoque, cela donne :
Ce tableau rappelle étrangement l’insensibilisation d’une dent : il s’en dégage une impression d’engourdissement envahissant, comme si un habile praticien avait appliqué comme à l’habitude et consciencieusement ce précepte premier : « Prends l’éloquence et tords-lui le cou. » Manet fit poser quelques personnes : elles ont pris l’attitude les unes de ceux qui meurent, les autres de ceux qui tuent, mais d’une manière insignifiante, comme ils achèteraient « une botte de radis ». Tout facteur d’éloquence, vraie ou fausse, est éliminé.
Et aussitôt, grâce à l’emploi de deux images parmi les plus improbables, les plus « excessives » — l’insensibilisation d’une dent et « une botte de radis » — pour décrire l’étrangeté de ce tableau représentant l’exécution de l’empereur du Mexique, archiduc d’Autriche, empereur depuis 1864 avec l’appui de Napoléon III et des conservateurs mexicains, condamné à mort, fusillé pour l’exemple avec deux de ses généraux sur ordre de Juárez, le 19 juin 1867 —, tout bascule…
… tout se dérègle pour dire l’absence d’une quelconque exaltation particulière, la non-solennité de cet événement historique n’entrant pas dans la lignée des morts glorieuses de rois archaïques, laissant dès lors toute la place libérée — ou « libre » — pour un pur moment de peinture.
Pour sa vision de l’Olympia (1863), nouveau renversement des « valeurs » — voir(e) tout le contraire :
C’est la majesté retrouvée dans la suppression de ses atours. C’est la majesté de n’importe qui, et déjà de n’importe quoi…
Avec une troisième toile, Un bar aux Folies-Bergère (1882), miroirs, reflets, couleurs, lumières, c’est à une analyse comparée des regards que se livre Hiroshi Yoshida (« vers la fin des années 1960… Bataille était assez largement lu parmi les jeunes Japonais ») dans son article « Deux lectures de Manet : Bataille et Foucault ».
II/ Six dessins « secrets » de René Magritte, plume et encre de Chine, de 1946, pour une édition bruxelloise avortée de Madame Edwarda (après les illustrations de Fautrier, avant celles de Bellmer), présentés dans leur « contexte » par Jan Ceuleers (« là aussi, j’ai découvert la figure de Laure, dont la vérité dépasse la littérature »).
III/ Dans la rubrique « Inédit » — un supplément —, qui ferme le volume, des fragments d’une correspondance (1921-1922) de Georges Bataille (qui est à Londres, qui est en Espagne) à un ami nommé Joseph Roche, grand inconnu, avec par exemple ces deux phrases :
Je lis beaucoup Nietzsche et c’est très bon pour moi. Te rappelles-tu que c’est toi qui me l’as fait connaître le premier en me lisant des griffonnages sur une route quand tu es venu à Riom en 1917.
IV/ … phrases qu’il faut faire résonner avec celles-ci, extraites de l’article « La sanctification du rire », de Miguel Morey (« dans mes cours et séminaires, j’ai toujours préféré donner la voix à ceux qui, comme Bataille, ont osé penser en dehors du monde universitaire ») :
… avec la publication d’une « Réparation de Nietzsche » dans le deuxième numéro [1937] de la revue Acéphale, dirigée par lui, et à laquelle collaboreront, parmi d’autres, André Masson, Pierre Klossowski, Jean Wahl et Roger Caillois. Une partie très importante de l’histoire de la réception de Nietzsche en France s’est jouée dans ce geste dont l’importance ne saurait être exagérée.
Un article « pour rire », donc, celui-ci : « le point de vertige de la joie, mais aussi de la douleur… ouvertement amoral, précédant tout jugement. Même pour notre tradition la plus banale et explicite, Dieu c’est quelqu’un de sérieux, tandis que le Diable, lui, rit toujours. »
V/ Puis, celles-ci entraînant celles-là (je suis arrivé parmi les précises, précieuses et abondantes notes finales, à la page 250) :
Georges Bataille déclarera dans un entretien avec Madeleine Chapsal, au printemps de 1961 : « Je dirais volontiers que ce dont je suis le plus fier, c’est d’avoir brouillé les cartes…, c’est-à-dire d’avoir associé la façon de rire la plus turbulente et la plus choquante, la plus scandaleuse, avec l’esprit religieux le plus profond. »
Coordonnés par Olivier Meunier, ces deuxièmes Cahiers Bataille rassemblent aussi dix pages, extraites d’un ensemble de mille trois cents intitulé les Corps vulnérables, de Jean-Louis Baudry, ainsi qu’un cahier de photographies en noir et blanc d’Elizabeth Prouvost, qui dit dans la forme d’un entretien ce que ses corps et sa pratique doivent à la lecture répétée de Bataille, de Madame Edwarda en particulier, et qui cite Charlotte d’Ingerville (texte, dit-on, « parmi les plus secrets, les plus obscurs de tous ses récits ») :
Je vis qu’elle marchait en pissant et qu’elle était d’un bout à l’autre parcourue de frissons semblables à ceux d’un cheval de sang, mais bien plus, comme saisie de contagion j’enlevai aussi mes vêtements et je sentis comme un cheval * ma nudité dans la forêt.
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* « Bataille », le nom de ce vieux cheval, dans Germinal (Zola), qui n’a jamais vu le jour, parce qu’il ne vécut que dans l’obscurité, qu’il était par conséquent aveugle — « Bataille », cheval de force qui ne mourra pas de mort naturelle, mais explosant, explosé — la mine le tuera —, victime de la déflagration du grisou, rappela naguère Michel Surya dans un opuscule titré Humanimalité (Néant, 2001).