31 août
2008
Caramboles d'Alexander Dickow par Jean-Claude Pinson
Alexander Dickow, jeune poète américain dont c'est le premier livre, propose avec Caramboles un ouvrage singulier. Bilingue, il se compose en effet de poèmes écrits deux fois par le même auteur - une fois en anglais (américain) et une fois en français -, et agencés selon un dispositif en miroir qui aide à déployer tout un jeu de la différence et de la répétition.
On connaît le mot fameux de Proust repris par Deleuze : toute œuvre qui compte donne toujours le sentiment d'avoir été écrite comme dans une langue étrangère. Si l'américain est la langue maternelle de l'auteur et le français sa langue d'adoption, on ne peut pourtant pas dire qu'Alexander Dickow ait simplement traduit ses poèmes en français. À travers le dispositif de mise en regard du texte américain et du texte français, c'est à la collision des deux langues, à leur carambolage, à leur subversion réciproque, que l'auteur s'est employé. Car ce n'est pas seulement le français qui se trouve considéré depuis l'étranger ; c'est la langue maternelle, l'américain, qui se voit soumise elle aussi à une procédure généralisée d'altération : « J'ai assailli ma langue étrangère, le français, j'y ai semé les l'on-lit et les qu'on-con, les maladresses, toutes les entorses impossibles », écrit Alexander Dickow dans le texte de la quatrième de couverture. Mais tout autant, ajoute-t-il, « je n'ai craint aucun solécisme, j'ai hérissé l'oreille de ma matraque malapropiste, allègrement j'ai fait clopiner la langue
anglaise ».
Je ne peux vraiment, faute de compétence, juger de ce qu'il advient de l'anglais, mais il est clair que c'est un français en état de permanente ébriété qui résulte de ce dispositif de carambolage. Ainsi redoublé, élevé à la puissance deux, le procédé d'« étrangisation », d' ostranénié (comme disaient les poéticiens russes), ne produit pas seulement un brouillage de l'identité (notamment syntaxique) propre à chaque langue. Un espace linguistique nouveau semble ainsi s'ouvrir, espace incertain, improbable, déconcertant, où seul le membre fantôme d'une tierce langue flottant quelque part entre anglais et français offrirait ses appuis.
Plus que toute autre entorse au « bon usage », c'est la dérégulation syntaxique, son usage all over, qui est au principe de cette mécriture revendiquée. Mais si elle produit un sentiment de malaise, celui-ci est cependant joyeux et se retourne en jubilation. Certes, on veut rajuster, « on mène la chasse aux injustesses », mais en même temps on se réjouit d'être en présence d'une langue qui, « tombant du pic », met dans le mille de la poésie. Car dérangée, dérangeante, la langue y affirme aussi ses trouvailles et bonheurs. Ils ne sont ni tout à fait ceux de la langue enfantine ni ceux d'un étranger balbutiant le français : c'est ailleurs qu'ils déploient la souveraineté d'une « anarchie couronnée » (comme aurait dit Artaud) d'une langue, ou de deux plutôt, comme refaites à neuf.
Paradoxalement, bien qu'il soit intrinsèquement lui aussi perturbateur de syntaxe, c'est le vers qui, dans ces poèmes, permet de « rajuster », « racheter », les entorses syntaxiques. Puissante machine à rémunérer, « philosophiquement », le « défaut des langues », comme disait Mallarmé, il agit ici comme facteur de jaillissement, d'accélération, de virage, de découpe. Il aide l'écriture du poème à sans cesse bifurquer, à s'arracher, par la contre-syntaxe qu'il produit, à l'embourbement dans le seul jeu de la mécriture.
C'est particulièrement sensible, me semble-t-il, dans le long poème narratif redoublé (« Un conte, a tale/ A tale, un conte ») qui constitue le cœur du livre. Parce qu'il coupe court au récit, ne laisse jaillir que des traits narratifs discontinus, le vers y aiguise, au plus fort de la perturbation de l'écriture, le désir de lecture. Car ce dont le fantasme aime à se nourrir, comme le rappelait Barthes, c'est d'abord des « lueurs » d'un « scénario éclaté, toujours très bref ». Et rien de mieux sans doute que le vers pour abréger un récit, le trouer d'ellipses, et, ainsi découpé, mieux en faire scintiller les éclats.
Un air de fête flotte sur ces poèmes. - Et même de fête foraine, le titre invitant à penser aux collisions joyeuses d'un manège d'auto-tamponneuses. Mais, thème éminemment léopardien, la fête est toujours à distance, comme si sa réalité n'était avérée qu'en ses lointains flonflons, qu'en son écume de paroles et de mots. C'est pourquoi, s'il y a dans Caramboles un parfum de possible idylle, de plaisir aux flonflons et couacs du langage, c'est sans méconnaissance de notre condition d'êtres séparés de l'Ouvert, dëêtres « partants » (comme dit Christian Prigent) :
On connaît le mot fameux de Proust repris par Deleuze : toute œuvre qui compte donne toujours le sentiment d'avoir été écrite comme dans une langue étrangère. Si l'américain est la langue maternelle de l'auteur et le français sa langue d'adoption, on ne peut pourtant pas dire qu'Alexander Dickow ait simplement traduit ses poèmes en français. À travers le dispositif de mise en regard du texte américain et du texte français, c'est à la collision des deux langues, à leur carambolage, à leur subversion réciproque, que l'auteur s'est employé. Car ce n'est pas seulement le français qui se trouve considéré depuis l'étranger ; c'est la langue maternelle, l'américain, qui se voit soumise elle aussi à une procédure généralisée d'altération : « J'ai assailli ma langue étrangère, le français, j'y ai semé les l'on-lit et les qu'on-con, les maladresses, toutes les entorses impossibles », écrit Alexander Dickow dans le texte de la quatrième de couverture. Mais tout autant, ajoute-t-il, « je n'ai craint aucun solécisme, j'ai hérissé l'oreille de ma matraque malapropiste, allègrement j'ai fait clopiner la langue
anglaise ».
Je ne peux vraiment, faute de compétence, juger de ce qu'il advient de l'anglais, mais il est clair que c'est un français en état de permanente ébriété qui résulte de ce dispositif de carambolage. Ainsi redoublé, élevé à la puissance deux, le procédé d'« étrangisation », d' ostranénié (comme disaient les poéticiens russes), ne produit pas seulement un brouillage de l'identité (notamment syntaxique) propre à chaque langue. Un espace linguistique nouveau semble ainsi s'ouvrir, espace incertain, improbable, déconcertant, où seul le membre fantôme d'une tierce langue flottant quelque part entre anglais et français offrirait ses appuis.
Plus que toute autre entorse au « bon usage », c'est la dérégulation syntaxique, son usage all over, qui est au principe de cette mécriture revendiquée. Mais si elle produit un sentiment de malaise, celui-ci est cependant joyeux et se retourne en jubilation. Certes, on veut rajuster, « on mène la chasse aux injustesses », mais en même temps on se réjouit d'être en présence d'une langue qui, « tombant du pic », met dans le mille de la poésie. Car dérangée, dérangeante, la langue y affirme aussi ses trouvailles et bonheurs. Ils ne sont ni tout à fait ceux de la langue enfantine ni ceux d'un étranger balbutiant le français : c'est ailleurs qu'ils déploient la souveraineté d'une « anarchie couronnée » (comme aurait dit Artaud) d'une langue, ou de deux plutôt, comme refaites à neuf.
Paradoxalement, bien qu'il soit intrinsèquement lui aussi perturbateur de syntaxe, c'est le vers qui, dans ces poèmes, permet de « rajuster », « racheter », les entorses syntaxiques. Puissante machine à rémunérer, « philosophiquement », le « défaut des langues », comme disait Mallarmé, il agit ici comme facteur de jaillissement, d'accélération, de virage, de découpe. Il aide l'écriture du poème à sans cesse bifurquer, à s'arracher, par la contre-syntaxe qu'il produit, à l'embourbement dans le seul jeu de la mécriture.
C'est particulièrement sensible, me semble-t-il, dans le long poème narratif redoublé (« Un conte, a tale/ A tale, un conte ») qui constitue le cœur du livre. Parce qu'il coupe court au récit, ne laisse jaillir que des traits narratifs discontinus, le vers y aiguise, au plus fort de la perturbation de l'écriture, le désir de lecture. Car ce dont le fantasme aime à se nourrir, comme le rappelait Barthes, c'est d'abord des « lueurs » d'un « scénario éclaté, toujours très bref ». Et rien de mieux sans doute que le vers pour abréger un récit, le trouer d'ellipses, et, ainsi découpé, mieux en faire scintiller les éclats.
Un air de fête flotte sur ces poèmes. - Et même de fête foraine, le titre invitant à penser aux collisions joyeuses d'un manège d'auto-tamponneuses. Mais, thème éminemment léopardien, la fête est toujours à distance, comme si sa réalité n'était avérée qu'en ses lointains flonflons, qu'en son écume de paroles et de mots. C'est pourquoi, s'il y a dans Caramboles un parfum de possible idylle, de plaisir aux flonflons et couacs du langage, c'est sans méconnaissance de notre condition d'êtres séparés de l'Ouvert, dëêtres « partants » (comme dit Christian Prigent) :
« Pour tous les jours/glisse le sable parmi les doigts, oui ».