16 janv.
2010
Certitudes négatives de Jean-Luc Marion par Éric Houser
Le philosophe Jean-Luc Marion poursuit avec Certitudes négatives, son dernier ouvrage, un projet qui consiste à « travailler à un élargissement du théâtre de la phénoménalité » (Avant-propos). Après, notamment, Etant donné (en 1997) et Le phénomène érotique (en 2003) ce livre « tente d'introduire en philosophie le concept de certitudes négatives ». N'étant pas philosophe de formation (mais de déformation), et seulement amateur, j'aimerais évoquer ce qui je crois peut intéresser dans ce genre de livre toute personne concernée par l'écriture, parce qu'un livre de philosophie est aussi un livre de philosophie. Un livre, dans le meilleur des cas, est une sorte d'événement, donc à suivre Marion, quelque chose qui par certains bouts échappe à la « condition d'objet » (titre du ß 26, dans la dernière partie qui s'appelle L'imprévisible ou l'événement). Alors que l'objet, dans sa définition kantienne (qui intervient dans la voie ouverte avec Descartes par des décisions inaugurales) apparaît sous condition (intuition, concept), la chose advient comme événement. Un livre bien sûr, pas plus que n'importe quel objet, ne peut échapper à sa condition d'objet. Mais on peut peut-être dire qu'un livre a une face objet (phénomène comme objet) et une face chose (phénomène comme événement). Il me semble que cette face chose, « à côté, derrière et sous la scène » de l'objet (encore la métaphore du théâtre), se montre notamment dans des traits d'écriture particuliers, dans un certain usage des outils conceptuels (pour un philosophe), dans un style d'exposition et d'enchaînement. Je voudrais donner un exemple, parce qu'il est discrètement frappant. Dans ce même paragraphe 26 déjà évoqué (La condition d'objet), à la page 253, Jean-Luc Marion écrit (je cite un peu plus que la phrase qui enchâsse ce que je veux extraire, parce que cette dernière est une phrase nominale) : « En fait, les non-objets continuent toujours et encore à apparaître, à côté, derrière et sous la scène que les objets colonisent. Voire, plus souvent qu'on ne le remarque, à travers et au beau milieu de la scène elle-même des objets, soudainement et brièvement transpercée par l'éclair d'un événement, aussitôt disparu qu'advenu, d'autant plus vite révolu qu'il a plus profondément obscurci et aveuglé les phénomènes d'objets. » Ecrire « au beau milieu », vous comprenez, ce n'est pas écrire « au milieu » ou « en plein milieu », qui seraient parfaitement synonymes. Je ne sais pas pourquoi Jean-Luc Marion a écrit « au beau milieu », ici, dans cette phrase. Je constate seulement que, dans mon esprit, cette locution adverbiale banale gagne un éclat particulier (et donc perd de sa banalité) simplement par l'usage de l'adjectif « beau », au beau milieu de « au beau milieu. » Et que la lecture de cette locution a eu pour moi un effet bizarre de madeleine verbale, parce qu'elle a fait apparaître (comme un éclair) l'image de quelque chose (un objet) qui n'a plus cours, quelque chose du passé : un moulin à café mécanique, en bois, avec une partie métallique pour loger les grains de café, et avec une manivelle pour les moudre manuellement.