Choses que nous savons de Francis Cohen par Éric Houser
Das Wort Le mot
Francis Cohen est l’un des meilleurs poètes de langue française actuels. Je vais essayer de dire pourquoi. Quand j’apprenais l’allemand (j’ai fait allemand première langue), il y avait un livre de vocabulaire, je me souviens très bien, qui s’appelait Le mot et l’idée. Si j’ai inscrit Das Wort le mot comme titre, c’est pour deux raisons. La première, c’est que la poésie de Francis Cohen (en abrégé par la suite, FC) est une poésie de mots. Il est poète en ceci que pour lui c’est d’abord le mot. Il est un rare exemple de philosophe (puisque philosophe, il l’est aussi) qui ne fait pas de la philosophie dans sa poésie, et je pense qu’il ne lit pas la poésie des autres d’abord comme philosophe. La deuxième raison, c’est que l’allemand est présent dans l’œuvre de FC, parfois même à titre de titre (Zwar, Théâtre Typographique 2008, Diesmal, Nous 2011). Si on me demande pourquoi l’allemand est présent je risquerais l’hypothèse que c’est parce que l’allemand est à la fois la langue de la philosophie, et la langue des nazis. Le traumatisme (ce mot apparaît une fois dans ce livre, Choses que nous savons) de la Shoah est présent, de manière discrète. C’est une quantité discrète, dans tous les sens du mot.
Donc la première raison est que FC agit en poète. Est-ce qu’il y a beaucoup de poètes ? On dirait que oui, parce qu’il y a beaucoup de propositions, mais en fait non. Il y en a peu. FC ne théorise pas la réponse à la question Wozu Dichter (début de la citation d’Hölderlin) telle qu’Adorno l’a reprise, mais on sent bien, peut-être spécialement dans ce livre de 2015, que c’est dans cet horizon qu’il écrit sa poésie. Et à mon avis, cet horizon contraint. L’un des meilleurs, alors, forcément. Dans cet horizon contraignant (ajouté au traumatisme mentionné, celui personnel de la famille ou lignée, celui d’un nom à recueillir, à porter, à transmettre), la poésie ne peut être que meilleure, je veux dire par là au maximum de sa possibilité (je ne plaisante pas).
La deuxième raison concerne l’expression « de langue française » que j’ai mise dans la première phrase. Bien que j’aie toujours eu une opinion négative à propos de la formule « travailler sur la langue » (qui me fait toujours penser alors à un morceau de viande sanguinolente), il n’y a pas de poésie s’il n’y a pas quelque chose qui est fait, et même agi, contre sa propre langue maternelle. Une sorte d’attentat. FC fait partie de cette lignée de poètes qui font ça, je crois. À cette langue héritée il s’agit de lui occasionner des trous, ce n’est pas pour la détruire mais pour y habiter plus librement. La poésie (la meilleure poésie) est cet espace conquis, qui ne se maintient que sur un fil, dans la ténuité, la discrétion. Le murmure.
auprès des mères savonneuses
rinçage
d’une langue
à cause des plaies
qui pèsent sur
le fils des langues
dans un corps propre
Il n’est pas nécessaire que je développe un commentaire détaillé, pour moi Sitaudis n’est pas un lieu où il faut développer. En finissant je veux seulement insister sur la justesse. S’il n’y avait qu’un mot pour décrire la poésie de FC je dirais : justesse.