Ciné-plage d'Etienne Faure par Jean-Claude Pinson
« Continuons », tel est le dernier mot de Ciné-plage, le cinquième recueil d’Etienne Faure. L’injonction, plus suggestive qu’impérative, peut s’entendre de deux manières, selon deux directions. Elle peut d’abord se comprendre comme volonté de s’inscrire dans une tradition, de prolonger au moyen de ses propres lignes qui sont des vers une lignée : « d’antan, déclare le poète, suis partie et maille, masculine, féminine, /de l’ancestrale chaîne à chaque ligne/prolongée mot à mot ». Quelle lignée ? Féminine autant que masculine, une ascendance où importe avant tout la vigueur de la langue, comme elle importait à Marie de Gournay (la « fille d’alliance » de Montaigne), « qui n’eut cure de langue basse ou haute,/vieille ou neuve, non pas prude ou prudente », la voulant « rien que/ vivante ». Dans l’ultime poème du recueil (« mailles et maillons ») sont ainsi cités, à la suite de Marie de Gournay, Properce et Villon aussi bien que Louise Labé et Marie Laurencin, ou encore Jodelle et Verlaine. D’autres noms sont mis en avant, celui par exemple de Kafka : « Chapeau, Franz » est le titre d’une section qui évoque, du romancier, l’« œil noir de nuit, incassable, au grand jamais voilé de pruine ». Mais sans doute est-ce celui d’Apollinaire qu’il faut d’abord retenir, toute une autre section du livre (« Ôtaumne ») faisant directement écho au poète d’« Automne malade ». – Apollinaire, l’éternel oublié du grand récit d’une modernité poétique qui longtemps n’a juré que par la sainte trinité Rimbaud–Lautréamont–Mallarmé. Récit aujourd’hui relatif, car d’autres ont vu le jour, ajoutant complexité et nuances au tableau et montrant des lignes entrecroisées et pas seulement les habituels clivages. D’où que la nouveauté se nourrit plus que jamais d’héritages très divers, comme en témoigne la poésie mal classable d’Etienne Faure.
Car « Continuons » cela peut signifier aussi (seconde option) continuons d’aller de l’avant, « continuons le combat » de l’invention poétique, sans souci des canons et sans qu’il soit besoin d’une prosodie martelée au son du canon. La section qui donne son titre au livre (« Ciné-plage ») en est la parfaite illustration. Poésie savante et familière, limicole, où s’invente, à (courte) distance de l’élégie marine ou de l’ode maritime, non loin du grincement de poulie à la Corbière, un « solfège sur le sable ». Poésie prosaïque et « déshydratée », ennemie de toute emphase, où les nuages sont des « choux-fleurs » annonçant la pluie et les regrets des « berniques ». Poésie attentive également à sa propre inscription sur la surface « motérielle » de la page, poésie « plagiste » (si l’on m’autorise cette improbable catégorie) qu’on pourrait rapprocher, en sa façon de dire sans illusion le poignant et le néant de notre condition, du Prigent de Météo des plages (en même temps qu’on est proche, par d’autres côtés, du trop méconnu Henri Droguet).
Souvenirs d’enfance ou d’émois adolescents à la plage : rien de plus risqué que de vouloir les « chanter » en vers. À chaque pas le cliché (son éternel relent de plagiat) menace la poésie « plagiste ». Mais ce sont des « souvenirs secs » que le poète de Ciné-plage met en scène et place sous le « sous-verre » des poèmes. Et puis pourquoi faudrait-il abandonner le terrain de leurs sables mouvants aux seuls crooners ? Comment le poète pourrait-il bien ne pas parler de ce qui a compté dans la formation d’une sensibilité et continue de compter dans la vie ordinaire du plus grand nombre ? Plutôt que de ricaner, mieux vaut continuer d’inventer. Ce que fait Etienne Faure quand il parvient, usant de cette très fine sémantique dont Mandelstam ne voulait pas qu’on l’exclue du travail formel du poème, à renouveler le thème baudelairien des nuages, instillant dans l’infinie plasticité de leurs mouvements une très inattendue note politique :
« … des nuages – les îles, les temples, les cathédrales,
les signes de croix volant –
et des baigneurs célestes qui remontent
les courants descendus vers l’enfer
plein ouest où ciels et cieux hésiteront toujours
à séparer l’Eglise et l’Etat – puis le soleil
au bord de l’aveuglement
jette ses derniers feux.
(à l’ouest) »
Pas facile aujourd’hui d’arracher le vers au magasin des antiquités pour lui redonner nécessité. C’est bien pourtant ce à quoi parvient Etienne Faure. Cela tient d’abord, me semble-t-il, à la fermeté d’une forme. Celle d’un poème-fenêtre où se trouve étarquée (mais non enfermée) une seule et longue phrase, distribuée en un nombre de vers qui va de 15 à 18, la plupart du temps. Une phrase, une seule, torsadée, hachée, syncopée, mais fluide cependant car ayant son unité aussi bien thématique que rythmique. Cela requiert tout un art subtil de la coupe et de la tourne, qui transforme la phrase en phrasé, en fait bien autre chose que la simple juxtaposition de sentences, formules plus ou moins hermétiques et oraculaires, ou notations à la façon haïku (toutes ces facilités de la versification d’aujourd’hui). S’y reconnaît, entre autres, l’heureuse influence de ce maître du vers d’après la chute dans la prose qu’est Jude Stéfan, poète dont Etienne Faure est un lecteur de longue date.
Attentif à la pluralité de ce qu’il appelait les « jeux de langage », Wittgenstein, quoique amateur de poésie, ne plaçait pas sur un piédestal le langage poétique. Il préférait y voir, plutôt qu’un instrument de l’ineffable, un usage « secondaire » subordonné à un usage « primaire » définitoire du langage ordinaire (ce qui ne lui interdisait pas de reconnaître que « les paroles du poète ont le pouvoir de nous toucher jusqu’à la moelle »). Assumer cette continuité entre langage ordinaire et langage poétique, tel est aussi le parti pris d’Etienne Faure. En témoigne en particulier toute une section de Ciné-plage intitulée « T’as perdu ta langue ». Partant de formules toutes faites empruntées à la langue populaire (« Il aurait fallu », « Bon alors qu’est-ce qu’il fout », « Vous cherchez quelqu’un »…), le poème s’attache à en déconstruire la banalité et à les faire revivre en les rapportant à l’épaisseur existentielle dont elles peuvent sembler l’expression morte. Tout le travail du poème, de son phrasé en vers, consiste alors à faire surgir, à montrer, derrière le cliché (le mantra par exemple du « il aurait fallu »), le poignant de vies ordinaires, qui, confrontées à l’irréparable du temps, « passent/ par la ville avec à la bouche/sans fin les griefs et les doléances/contre leur moi d’hiver, révolu, irréparable,/à redire à jamais si j’avais su ou cru, /si c’était à refaire/quand les bourgeons de la Salpêtrière, eux,/par riant contresens ont déjà reverdi/le chemin inverse. »).
Toutefois, fût-elle ordinaire, la vie résiste à se dire, se heurte aux limites du langage. Du moins à ses limites sémantiques. Car un poème peut nous parler quand bien même nous ne le comprenons pas (ou qu’à moitié). Il y a un sens des sons (Lermontov) qui excède le sens des mots. « Je ne les comprends pas, disait ainsi Wittgenstein des poèmes de Trakl, mais leur ton me rend heureux ». Et cependant demeure, dans l’existence, une part (« maudite », imprononcée) de vie « sauvage » qui cherche à déverser son trop-plein. C’est vers elle que le poème se tourne quand il fore en direction d’une langue inconnue. Que le poème soit tendu comme une corde entre langue ordinaire et langue inconnue, c’est ce que dit superbement le dernier poème de cette section (« Retrouvailles »). Il faut, y écrit l’auteur, « retrouver sa langue en s’enfouissant/ dans une autre impossible à lire ou imprononçable ». Errant aux confins du français et du portugais, égaré par l’homonymie, le poème en question est en quête d’un indice qui dirait l’inouï de ce signe à toujours déchiffrer que demeure « cet animal, un cheval, une cavale ». Dans les branches emmêlées des vocables, il cherche « un indice, retrouvant feuille à feuille accent et son/puis dans son tout sonore, inouïe, la langue/un instant crue perdue des siècles, /au pied du carvalho, non, du chêne/ – oui c’est elle. » De même, travaillant à effacer l’artifice des frontières et à défaire les fictions de l’histoire et du monde, tel autre poème (dans la section « L’Europe au mètre ») s’en va nocturnement se mêler aux « nains en bois sculptés » des jardins de la vieille Europe pour écouter les « lointains parlers/ « usés, anciens ou presque morts, » qu’ils chuchotent, « en ladin, frioulan, romanche, sud-walserisch ».