Correspondance incomplète (Caradec-Arnaud) par Jacques Barbaut
Match inégal — établi, introduit et annoté, sobrement, par Patrick Fréchet — entre François Caradec et Noël Arnaud qui lèvent à l’unisson le coude — assez Filochard et Ribouldingue —, bons vivants, sur la photo de couverture qui orne le fort volume de cette Correspondance (incomplète) qui s’étala sur quarante-cinq années (entre 1951 et 1996), puisque 269 lettres du premier sont ici présentées, tandis que 77 le sont seulement du deuxième (Fr. C. ayant pour habitude, dit-on, de se débarrasser des lettres à lui adressées une fois celles-ci répondues).
Temps d’avant le courriel où les numéros de téléfaune se composaient de trois lettres suivis de quatre chiffres (KEL 88.43 en 1963), d’avant les ordis et les portables (on envoie des télégrammes pour se donner rendez-vous), événements politiques ou sociaux quasi inexistants, mais écorchements vachards à répétition des noms propres, calembours — « Il est des vesses qu’il faut qu’on crève. Celle-là a assez d’urée » —, à-peu-près et dysorthographie en folie : ceci que vous constaterez, après vous être muni d’un coupe-papier (ce geste est devenu rarissime) pour détacher les plus de 400 pages de ce volume non massicoté.
Si les deux compères non universitaires, érudits infatigables et amateurs de tous les irréguliers, des pirates, des minoritaires et des excentriques des lettres, s’entendent bien comme larrons en foire (« Mon vieux sousmarin », « Mon vieux cervelas », « Vieux bégonia » « Vieillard Naud », « Cher et Joyeux Noël » — dont le moins drôle n’est sans doute pas « Sadique Arnaud » : quelques-unes des apostrophes à multiples variantes qu’emploie Caradec pour aborder Arnaud en tête de ses lettres), nous assistons ici à de multiples mouvements, guerres de position (branle-bas pour des émissions radiophoniques ou télévisées programmées), à la mise en place d’une exposition Christophe (celui du Savant Cosinus, « l’inventeur du moteur à réaction », du Sapeur Camember, de la Famille Fenouillard, de Plick et Plock) à la librairie-galerie La Hune, aux préparatifs de nombreuses publications, plus ou moins occultes, du Collège de 'Pataphysique (occasion pour Emmanuel Peillet, dit aussi Latisainmonplumet, d’en prendre pour son grade pour pas un rond, « car il est net qu’il se saoûle enivre au yaourt, ou qu’il se pique au gaz »), ses vicissitudes et ses commissions, à la pantalonnade incessante des titres, gradation et dégradations, à l’établissement des sommaires de numéros de revues (le 32-33 de Bizarre intitulé « Littérature illettrée ou la littérature à la lettre », des pictogrammes aux langues d’autres planètes, avec les André Blavier et Martel, Dubuffet, Isidore Isou, Dufrêne et Wolman…) ou à la constitution de la liste des contributeurs sollicités au Colloque de Cerisy de septembre 1967 consacré à la paralittérature (romans policiers ou populaires, BD…), aux tractations et coulisses des prix littéraires (dont celui de l’Humour noir Xavier-Forneret), à leur goût, enfin, prononcé pour les auteurs fini-séculaires, les sociétés secrètes ou semi secrètes et autres supercheries.
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« Je suis tombé sur […] un ouvrage remarquable dont tu vas immédiatement faire l’emplette, le Groupe zoologique humain de P. Teilhard de Chardin, dont la thèse (Un monde qui s’enroule) est une magistrale démonstration de l’universalité de la Gidouille. Dieu, lui même, est torché en cinq lignes à la dernière page (je ne partage d’ailleurs pas le goût de P. T. de C. pour un Dieu Collecteur – égout ou d’impôts –, mais plutôt, me semble-t-il, comme l’Aspirateur nécessaire au mouvement ascendant de la spirale). » (Fr. C., 16 août 1958)
« L’essentiel demeure que nous devons remettre à Latis notre texte sur le pôle [Nord] pour le 20/8. Je penche que le mieux serait encore un dialogue d’ivrognes critiques, avec cette nuance, pour notre seul plaisir, que j’écrive sous ton nom et toi sous le mien. » (Fr. C., 24 juillet 1961)
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S’il y est beaucoup question de la gestation de l’Encyclopédie des farces et attrapes et des mystifications (dont la couverture, chez Jean-Jacques Pauvert, 1964, sera ichtyologique et primo-avrilesque), ses divers surgeons, péripéties, ébauches, plans et recompositions, appels à multiples collaborateurs, et des Confréries adjacentes, nationale (l’Institut français des farces et attrapes [IFFA], sous l’égide de l’Association française pour l’étude et l’expérimentation des farces et attrapes [AFEEFA]) et étrangères, on y discute aussi pas mal droits d’auteur escomptés — « C’est à mon avis un truc à gagner pas mal de fric sans trop se casser le bonnet » — puis réalisés, icono, frais de reproduction des documents photographiques, calibrage et mise en pages… Il est des plus piquants de constater qu’Arnaud, au bord de l’exaspération (voir la lettre du 4 avril 1964), arroseur arrosé, n’apprécie en rien la plaisanterie (ou qu’il la trouve pour le moins saumâtre) d’une critique de France-Soir qui rend compte de la publication de ladite Encyclopédie en en attribuant la paternité à un certain… Noël Caradec.
Si de loin Alfred Jarry (qui fera l’objet d’une biographie inachevée d’Arnaud, éditée après de multiples reports en 1974 à la Table Ronde, avec la gravure de Vallotton plein pot en couverture — on y apprend notamment en détail quels furent les frais engagés pour régler les honoraires du généalogiste chargé d’enquêter sur les ancêtres d’Alfred) semble être le recordman des entrées dans l’index des noms propres cités, Alphonse Allais, Boris Vian et Raymond Queneau ne devraient pas courir si loin, suivis quelques coudées en arrière par Raymond Roussel, le Sâr Péladan et Isidore Ducasse.
Quant à ceux — il en existe — qui un jour ou l’autre furent titillés par l’œuvre de Julien Torma, et sa traîne de mystères — il y est question d’abord d’un professeur « flic » des lettres : « il a découvert le cadavre, il n’a pas découvert l’assassin. Remarque que dans le cas du crime parfait c’est déjà beau d’avoir trouvé le cadavre » —, sachez que la lettre du premier mars 1975, avec sa concision quasi définitive, s’avère assez stupéfiante.
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« Impossible de placer votre Anthologie du rire… Il y en a trop sur le marché. » (Fr. C. , 19 juin 1969)