De quel amour blessée d'Alain Borer par Jacques Barbaut
French Touch
Impossible de lire la première phrase de De quel amour blessée – « C’était à Montréal, faubourg Sainte-Catherine, près du jardin botanique » – sans que surgisse en réminiscence une autre ouverture, de 1862, celle de Salammbô, soit discret clin d’œil à l’un de nos plus brillants stylistes, mais aussi signal que nous sommes sans doute entrés ici dans le registre de l’archéologie, que nous avons affaire à une citadelle assiégée et peut-être même à de vieilles lunes — comme l’on dirait un astre éteint, ou désastre.
Depuis que l’aéroport français de Beauvais accueille ses voyageurs avec pour seule pancarte un CONTROL PASSPORT, que l’équipe d’un train à grande vitesse vous salue de la part de « l’Alliance railteam » et que les stations de métropolitain, pour avertir d’un retard, affichent sur leurs écrans un « en répercussion d’un malaise voyageur » ;
constatant l’absence symptomatique de création de mots nouveaux à l’intérieur de notre Hexagone ratatiné, craintif et pour ainsi dire réduit à ses plus simples expressions mais accueillant à bras ouverts et de façon exponentielle les brouettées de vocables anglais, américains, engliches, anglobants ou saxophones, qui envahissent ad nauseam nos ordinateurs, les réclames, la cuisine et la mode, les sports anciens et nouveaux, la musique et la chanson, le cinématographe, la médecine, la recherche scientifique, l’administration, l’économie et la sacro-sainte finance ;
plus grave, peut-être, quand les « people » refusent les équivalents, les tentatives et les recommandations par peur du ridicule (vous êtes blacklisté si vous affichez des « nouvelles » plutôt que des niouzes, si vous pratiquez le « surf des neiges » plutôt que le snowboarding) ;
quand nos hommes politiques et femmes audiovisuelles (ou le contraire) bafouent jour après jour et de plus en plus ouvertement les principes élémentaires (phonétiques, lexicaux, syntaxiques) qui gouvernent le « génie » de notre langue ;
après qu’un ministre de l’Education (Jospin) a banni définitivement l’enseignement (du grec et) du latin des études secondaires tandis que des cours en anglais deviendraient obligatoires dans nos universités ;
rappelant avec Michel Serres qu’il y a aujourd’hui beaucoup plus de mots anglais sur les murs de nos villes que jadis d’allemands lors de l’occupation de sinistre mémoire ;
rejouant la bataille d’Azincourt de 1415 quand plus de six mille soldats français succombèrent sous la pluie des 36 000 flèches décochées par l’armée anglaise trois fois moins nombreuse ;
affirmant et démontrant que « l’anglais procède du français comme le français procède du latin » et que « l’anglais est du français mal prononcé » (foreign dérive de « forain ») ;
n’acceptant de pratiquer le tennis qu’à condition de renvoyer les balles et non de laisser passer celles-ci bouche bée et les voir s’accumuler en fond de court ;
dépassant de beaucoup l’opposition convenue, maladive, entre « puristes » conservateurs et « laxistes » libéraux ;
ce De quel amour blessée – sous-titré Réflexions sur la langue française –, tiré d’un vers de Phèdre, de Racine, avec son accord délici-eux, est comme un chant d’amour désespéré — visitant un héritage courant de l’ordonnance de Villers-Cotterêts (deux doubles consonnes, un circonflexe et un trait d’union) au dictionnaire de Littré, de Malherbe à Francis Ponge, de Fontanier et ses tropes à Du Marsais, et d’Etienne Dolet (brûlé en place publique, dira-t-on bientôt, pour avoir lutté contre la suppression des signes diacritiques) à Vaugelas ;
qui vous rappelle pourtant la précision — ou acribie — et la richesse i-nou-ïes (ici : sens premier) de notre « trésor » lexical, ainsi que l’incroyable souplesse (érotique) de notre syntaxe ;
passant en son mitan par un amical « salut au prote » ou « correcteur » — seul titre dont voulut bien s’honorer Proudhon ;
faisant remarquer qu’avec les deux cent cinquante-trois papillons considérés comme vulnérables sur notre territoire, c’est aussi autant de noms somptueux (tels le sylvain des spirées, l’hespérie du barbon ou le fadet des tourbières) qui se trouvent écologiquement menacés ;
nous proposant cette « bonne barre de rire » quand il nous rappelle que, en écrivant sur un panonceau LE SAPEUR A ÉTÉ MANGÉ, Camember, pour expliquer son absence, faisait s’ébaudir ou s’esclaffer nos arrière-grands-pères ;
en répertoriant pataquès, confusions et bouillies sonores (« Si y’en a qu’ça les démange », Sarko) entendus à longueur d’antennes ;
s’indignant des provocations ob-scènes (VGE en 1974 inaugurant son septennat par un discours en anglais) et des renoncements politiques successifs par capitulation, démission, baisser de frocs, soumission réelle au maître imaginaire ;
faisant ses adieux ou quasi à la double négation (Faut pas rêver. On lâche rien. J’suis pas beauf), à l’emploi de l’indicatif après « après que » (puisque les poètes ont disparu), aux innombrables nuances phonologiques (« je serai » [futur] ne se confond pas avec « je serais » [conditionnel]) et au « e » muet (voué par nature à l’amuïssement ?), dont il est proposé ici un bel éloge – défense et illustration ;
créant ou diffusant de pertinents néologismes comme l’angolais (soit « l’anglais petit nègre ») ;
sachant évidemment qu’une langue représente le témoin, la garante, la porteuse – la trace –, d’une histoire, d’une civilisation, d’une culture, l’étai ou la structure d’une logique, d’un projet, d’un esprit, d’une pensée ;
avec ses trois cent trente et une notes toutes plus renseignées les unes que les autres, ses annexes à l’usage du résistant (car toi aussi tu as des armes et tu peux devenir sans douleur le véritable Seigneur Des Accords), son glossaire et ses appendices ;
ce De quel amour blessée, dis-je, devrait se lire – entre un traité de grammaire comparée et le Code d’Hammurabi, avec Jean-Pierre Verheggen et Ghérasim Luca en soupapes de sécurité –, suscitant rires, rage ou larmes, du Québec jusqu’au Tchad et des Caraïbes jusqu’au Sénégal.
Voire de Bruxelles jusqu’à Carthage.
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