Flache d'Europe aimants garde-fous de Patrick Beurard-Valdoye (II) par Christian Désagulier
Ce livre fait peur. Quand le poème serait inutile, il servirait encore à quelque chose, il servirait à faire peur. Si tu attends d’un livre qu’il t’aide à vivre, te console en attendant de mourir, tue le temps, lecteur-e passe ton chemin. Ce livre est le livre d'un homme qui fait profession de poète pour les poètes, c’est-à-dire pour celles et ceux qui partagent cette peur, la peur du poème et du secret qui se cache derrière l’encre semblable à celle que la seiche secrète et crache quand elle a peur, qu’il nous demande de garder pour nous, le secret de cette révélation.
C'est pourquoi si peu en écrivent aujourd'hui au constat du monde dont le poème n'est pas parvenu à obvier le déclin que le genre humain lui impose et déjà pointé par Horace en ses Odes, puisque le poème en est la cause dès lors que l'espèce humaine a entrepris de le nommer et de poser des paroles sur son chant.
Que la peur trouve son déclencheur dans un emploi inusité de la matière verbale qui ne prend plus pour modèle le désir précaire que rien ne change, ni ne promeuve la sérénité dans laquelle la précision sémantique et phonologique à s'y méprendre vous plonge, mais dans l'aujourd'hui du monde et la nécessité où le désir se trouve pour demeurer le lieu de sa perpétuation, serait-il rêvé tel qu'il n'est déjà plus dès sa première prémice articulée, dans la pensée d'un passé rêvolu.
Le poème fait peur et ce n'est pas la lecture de ce livre qui te rendra courageux, te poussera à partir au lieu que de te satisfaire à l’idée de l’exil en ce que c'est la peur préliminaire au livre qui t'enjoint de rester, la peur que le vrai monde soit ailleurs et hier, dans les preuves apeurantes que le poème de Patrick Beurard-Valdoye apporte, ajoute aux scellés pour nous confondre.
Le courage est subreptice, impensable, imprononçable, aussi doit-il être redéfini dans une langue inventée, n'aurait-elle qu'un seul locuteur où le courage consiste à se fabriquer le territoire après en avoir élaboré la langue, où il ne serait possible de demeurer que prêt à partir, à s’enfuir.
Avant de sauter dans la Flache, il va te falloir aux bras d’Allemandes suivre une spirale antihoraire de sorte que vers « l'est » te diriger en passant par « l'où est », avant qu'en Diaire tu chevauches mains aux épaules à dos de Jeanne, la deltheillienne que tu aimes tant, la vraie dont la flèche de l'arc des reins est homothétique de celles des boucles de la Mossa aux rivières intrigantes.
Comme tu remontes l’indocile Rhin, il va te falloir obliquer au Neckar pour achever La fugue de Friederich Hölderlin, à Tübingen jeter l’ancre, assis sur une marche de l’escalier de la Tour en colimaçon où l’homme jusqu’à la corne des ongles recroquevrillé cueillit des poires à Lormont pour Diotima, avant qu'en Norvège tu rejoignes Kurt Schwitters et décalques la maquette du Merzbau dans ses Îles.
Après encore descendre et remonter le Danube en Gadjo migrandt, que tu déambules aux haies d'Hongrie auprès de Moholy-Nagy et qu'en zeppelin tu franchisses l'océan, écrases ton coucou sur le gazon du Collège de la Montagne Noire et que te sauve et t'initie Charles Olson qui tenait son savoir shamanique des tartares imaginaires de Joseph Beuys.
Et puis ce sera d’autres montées descentes de train pour le lycée d’Altkirch, une locomotive marchant au charbon de mots entrecoupés de cris des rails aux aiguillages et de baptismales baignades à la Flache d’Europe auprès d’Eugène Guillevic en futur sertisseur d’évidences et de Dadelsen Jean-Paul le bien prénommé en costume de scaphandrier biblique bientôt rejoints dans le compartiment par la petite Jehanne d’Alsace, la chair toute encore frissonnante de feu de joie tandis que d’or se bordent les soirs à travers la vitre.
Des atterrissages en catastrophes tu connais la sorte de peur éprouvée quand l'aéronef décroche, si proche de celle que suscite la lecture du poème quand le livre se met en vrille en tournant les pages et que le poème méphistophélique te souffle à l’oreille d’ajouter de la peur à la peur pour regagner de la portance pendant la lecture. Voilà ce qui arrive en survolant tes livres, dont les champs magnétiques des pays survolés, outre qu’ils rendent fous, affolent la boussole dont les points cardinaux browniens se meuvent comme des gouffres pascaliens avec toi et le souffle élocutoire du poème converti en vent relatif que le doute se remette à planer.
Tu lis un mot que tu comprends, le mot le sujet du verbe tu lis tu comprends qu'avec le complément tu lis des bouts de phrase dépourvus de ponctuation qu'il te revient d'épissurer. Tu lis des bouts à bouts de phrase que tu comprends de moins en moins jusqu’à ce que tu n’y comprennes plus rien au point d’avoir peur et ressentes le besoin d’y ajouter des points de côté.
De sorte qu'il se produit le phénomène exactement inverse de ce qu'un tableau de peinture pointilliste célèbre en s'éloignant de lui, c’est-à-dire le passage progressif des lois tangibles de la couleur à l’objectivation artificielle du monde. Il se produit en te lisant que le sujet porté par chacune des unités sémantiques du poème dont la précision syntaxique et lexicale commençait à construire une jubilation, que la juxtaposition des parties du discours au lieu de l’entretenir, empêche de prendre ce qui s’amorçait de sens à l’échelle moléculaire à mesure que les éléments s’agglomèrent, se complexent et que le « narré » discontinu tend à devenir célébration de la partie imaginaire du langage, sonore sinusoïde, autotélique.
C'est alors que logorrhée et écholalie changent de camp et sous les sollicitations de la peur d’en être frappé conduisent' au lieu d'un bégaiement irréductible comme on dirait d'une fracture, à cette forme de raboutage narratif pourvu que le portrait du poème caché sous le voile de ses potentialités phonologiques signifiantes en entretienne la peur. Ce qui arrive quand la partie prédomine sur le tout, quand cela ne veut rien dire, c’est-à-dire tout.
On dit des lièvres qu’ils bouquinent lorsqu'ils boxent et que, se prenant au jeu, finissent par oublier l'enjeu de ces combats, l’irrésistible déité de la reproduction, dotés qu'ils sont d'une boîte crânienne articulée permettant de rester lucide aux chocs administrés et encaissés. Ainsi en va-t-il de l'expérience de lecture sur les lèvres des livres de Patrick Beurard-Valdoye, avec lesquels il faut se battre pour assouplir les sutures de sa boîte crânienne. Lièvre qui a peur même d’une feuille qui tombe, ou bien se tourne.
Une lécriture matérialiste magique dérélictive laquelle exacerbe, d’une main, la sensation de lire ce qui commandait fatalement une telle écriture inappréhendable, et de l’autre main, l’illusion de sa nécessité comme telle, une lécriture paradoxale relevant à la fois de l’envoûtement et de la révélation, de la rêvélation, et produit à la diction une forme d’addiction, ce que tu nommes « le syndrome de la folie Lilith. »
Si tu veux t'y retrouver, tiens-toi bien aux aimants garde-fous, interroge ceux qui les ont fréquentés, embarque dans leurs coquilles de noix au moulage des circonvolutions de ton cerveau, saute à pieds joints dans La flache insondable et te noie, y retrouve Jean-Paul de Dadelsen dont tu auras préalablement lu le Jonas et le Goethe en Alsace.
Il sera ton guide virgilien à bord sur cette eau d'Europe, ballottés aux flux turbulents qui rapprochent de l'Enfer quand on a décidé une fois pour toute d'aller y voir de près, pour vérifier les faits, c’est-à-partir chercher une vérité, bonne ou mauvaise pourvue que la faire belle puisque tel est le lieu d'exil de la vérité, la beauté à faire peur par les moyens du langage, ce qui s'appelle écrire un poème.
Il conviendra qu'avant de lire La flache tu fasses le voyage à Zurich où Jean-Paul de Dadelsen, dont une tumeur ne parvint pas à phagocyter le cerveau, fut inhumé au cimetière d'Enzenbühl, eut stèle en forme de queue de baleine, lui dedans comme Jonas en plongée sous terre, avant qu'au village natal alsacien de Muttersholtz et que Patrick-Beurard-Valdoye au moment où le cétacé fait provision d’air, lui tende son macrophone et recueille le témoignage du poète en matador du dieu kidnappeur du rêve d’Europe dont tu entends dans le bruit de fond de l’enregistrement le poème de tant d’eaux et de terres avalées.
Il en est d’Europe comme d’Hélène à Troie, c’est un fantôme pour lequel tu te bats comme l’a magistralement poématisé Hilda Doolittle et lu à mesure au voisin de Zürich avant que la noix ne germe dans sa tête et qu'il ne puisse plus se relever tout seul de ses chutes.
Il y a au cimetière d'Enzenbühl un spectaculaire monument funéraire sculpté par Leonardo Bistolfi que ne pouvait pas ignorer Jean Paul de Dadelsen. Il représente les corps exsangues figurés par le marbre blanc d'un couple de mère et fille tristement belles comme quand la beauté te dépasse, celle que l'immense fatigue confère lorsque survient le moment du retour-aller et que la peur à son comble est sur le point de disparaître, quand la peur du point disparaît, le point que met le poème.