16 juil.
2011
john cage sans cage de david antin par Éric Houser
David Antin est né à New York en 1932, mais c'est à San Diego, avec son épouse Eleanor Antin (écrivaine et performeuse), qu'il s'est déplacé depuis la fin des années soixante. Les premiers talk pieces remontent à 1972 ou 1973. Leur date de naissance en tant que tels doit à l'initiative d'Eleanor, il n'est pas anodin de le souligner je crois. Comme leur nom l'indique, ce sont d'abord des «morceaux de parole» prononcés devant un public, transcrits, retravaillés et éventuellement publiés : une quarantaine, sur les plus de deux cents talks déjà donnés, ont paru en volume. Celui-ci, john cage uncaged is still cagey (au titre partiellement intraduisible, heureusement rendu par john cage sans cage), remonte à 2005. Il réunit deux talks qui avaient été improvisés en 1989 à l'occasion d'un festival organisé au Strathmore Center dans le Maryland, en l'honneur de John Cage. C'est un petit opus de 80 pages, avec en couverture une structure graphique architecturée, bleu sombre sur fond noir, qui évoque une cage, ou une cathédrale, ou la nef d'un bateau. L'image illustre le thème principal des deux textes, la notion de structure à laquelle Antin consacre une grande part de ses développements. Ce qui a l'air un peu abstrait, dit comme ça, ne l'est pas du tout en fait, comme on le réalise surtout dans la dernière partie du deuxième texte (encore quelques réflexions sur la structure), où Antin évoque, à travers ce qu'il tente de dire sur «la structure d'une vie humaine», la fin de la vie de sa mère. Long passage, émouvant et drôle, qui se termine par ceci (je ne reproduis pas la forme visuelle spécifique du texte, non justifié, aux marges irrégulières, sans majuscules ni ponctuation - elle est remplacée par des blancs), qui est une sorte de synthèse théorique ouverte des réflexions d'Antin :
je pense que la structure dépend de l'existence d'un sujet particulier capable d'expérience à qui la structure se manifeste et qu'elle peut même le faire advenir / en un sens la structure crée la subjectivité pour laquelle elle existe / et en ce sens elle est uniquement immanente / de sorte que la structure d'une vie humaine à mesure qu'elle se présente à elle-même n'est pas quelque chose qu'on peut observer directement / on ne peut la discerner que par déduction / en ce sens elle est comme les oeuvres que nous créons.
Il est impossible de résumer «une pensée qui avance par le récit», d'autant plus que dans le cas d'Antin il ne s'agit pas d'un récit linéaire, avec début, milieu et fin, mais de quelque chose qui résiste à la clôture tout en étant articulé : digressions, embranchements, «transformations fluides». Pour apprécier l'écriture d'Antin, sa parole-écriture, je crois qu'il faut avoir vécu une expérience proche de la sienne. C'est ce que je me disais en marchant entre la gare de l'Est et la place de laRépublique, sur le boulevard de Magenta qui baignait les passants, cette fin d'après-midi (vendredi 8 juillet 2011), dans une ambiance sonore absolument dingue : multitude de bruits étagés, continus pour certains, stridents pour d'autres, le tout constituant une sorte de poème sonore urbain, total, exaspérant et beau. En marchant sur ce fond, je pouvais à loisir me concentrer sur des idées, et il m'en est venu une, justement, à propos d'Antin. C'est que la singularité de sa pratique tient fort à l'idée de déplacement, et à celle d'écart. La composition ex tempore qui caractérise son art, c'est-à- dire une composition sur-le-champ, improvisée (avec tout ce que l'improvisation suppose de préparation, même s'il s'agit plus d'être prêt que d'être préparé, comme le dit Antin), fait ainsi apparaître «le décalage entre l'intention de la phrase et son déroulement sans repentirs possibles» (Jacques Roubaud, dans Vingt poètes américains). La préface d'Abigail Lang est dense, c'est un modèle de précision et de pertinence, dont l'écriture m'apparaît remarquablement fine et, je dirais, empathique. En la relisant, j'ai pratiquement tout souligné ! Je regrette qu'un tel effort de clarification soit si rare dans la réception en français des oeuvres des poètes américains. Une anecdote : je l'ai cherché pour un ami, ce livre, lors d'un séjour à New York en 2009. Le libraire (c'était une grande librairie universitaire près de Columbia) a cherché mais il n'était pas en stock, seulement à commander de l'autre côté, sur la côte ouest, auprès de l'éditeur (Singing Horse Press). Un peu déçu, je suis reparti avec un autre livre non pas de David Antin, mais de John Cage. C'est dire combien je suis heureux de voir aujourd'hui le livre traduit en français. S'il ne l'a pas déjà acheté, je vais pouvoir enfin l'offrir à mon ami.
je pense que la structure dépend de l'existence d'un sujet particulier capable d'expérience à qui la structure se manifeste et qu'elle peut même le faire advenir / en un sens la structure crée la subjectivité pour laquelle elle existe / et en ce sens elle est uniquement immanente / de sorte que la structure d'une vie humaine à mesure qu'elle se présente à elle-même n'est pas quelque chose qu'on peut observer directement / on ne peut la discerner que par déduction / en ce sens elle est comme les oeuvres que nous créons.
Il est impossible de résumer «une pensée qui avance par le récit», d'autant plus que dans le cas d'Antin il ne s'agit pas d'un récit linéaire, avec début, milieu et fin, mais de quelque chose qui résiste à la clôture tout en étant articulé : digressions, embranchements, «transformations fluides». Pour apprécier l'écriture d'Antin, sa parole-écriture, je crois qu'il faut avoir vécu une expérience proche de la sienne. C'est ce que je me disais en marchant entre la gare de l'Est et la place de laRépublique, sur le boulevard de Magenta qui baignait les passants, cette fin d'après-midi (vendredi 8 juillet 2011), dans une ambiance sonore absolument dingue : multitude de bruits étagés, continus pour certains, stridents pour d'autres, le tout constituant une sorte de poème sonore urbain, total, exaspérant et beau. En marchant sur ce fond, je pouvais à loisir me concentrer sur des idées, et il m'en est venu une, justement, à propos d'Antin. C'est que la singularité de sa pratique tient fort à l'idée de déplacement, et à celle d'écart. La composition ex tempore qui caractérise son art, c'est-à- dire une composition sur-le-champ, improvisée (avec tout ce que l'improvisation suppose de préparation, même s'il s'agit plus d'être prêt que d'être préparé, comme le dit Antin), fait ainsi apparaître «le décalage entre l'intention de la phrase et son déroulement sans repentirs possibles» (Jacques Roubaud, dans Vingt poètes américains). La préface d'Abigail Lang est dense, c'est un modèle de précision et de pertinence, dont l'écriture m'apparaît remarquablement fine et, je dirais, empathique. En la relisant, j'ai pratiquement tout souligné ! Je regrette qu'un tel effort de clarification soit si rare dans la réception en français des oeuvres des poètes américains. Une anecdote : je l'ai cherché pour un ami, ce livre, lors d'un séjour à New York en 2009. Le libraire (c'était une grande librairie universitaire près de Columbia) a cherché mais il n'était pas en stock, seulement à commander de l'autre côté, sur la côte ouest, auprès de l'éditeur (Singing Horse Press). Un peu déçu, je suis reparti avec un autre livre non pas de David Antin, mais de John Cage. C'est dire combien je suis heureux de voir aujourd'hui le livre traduit en français. S'il ne l'a pas déjà acheté, je vais pouvoir enfin l'offrir à mon ami.