Journée des dupes de Philippe Charron par Éric Houser
Dans la maison verte
Philippe Charron est un écrivain québécois, originaire de Montréal. Il a écrit une thèse sur Emmanuel Hocquard, Pierre Alferi et Jérôme Mauche (non pas une thèse sur chacun, mais une thèse sur les trois). Il a déjà publié notamment au Quartanier, et plus récemment (fin 2013) un livre assez important en volume (plus de 200 pages), Journée des dupes, et important en importance (il importe). C’est de ce livre que je veux dire quelque chose.
Le titre évoque un évènement historique qui met en scène Louis XIII, Marie de Médicis et Richelieu. Mais aucun rapport. Les dupes ne seraient-elles pas les lectrices et les lecteurs ? La journée correspondrait-elle au temps de la lecture, au temps qu’il faut en gros pour lire le livre du début à la fin ? De fait, quand vous commencez ce livre, vous avez envie de le lire d’une traite jusqu’au bout. Et journée évoque aussi le côté diurne. Une journée, du lever au coucher du soleil. Et une journée, le temps du travail, ici la lecture, l’usage que l’on peut faire du livre. On le lit dans une lumière qui réduit les ombres. Qui les déplace et qui en dispose autrement le champ, d’une manière surprenante.
J’ai évoqué la lecture continue, possible. Mais ce livre peut être lu aussi tout à fait dans n’importe quel sens, par n’importe quel bout. Il réussit, sans forfanterie, à briser avec la continuité obligée de la lecture : un minimum de continuité est évident. Toute la question étant de cerner ce minimum. Il est variable pour chacun, c’est une question d’usage, et il n’y a pas d’autorité pour dire ce qu’il doit en être dans l’absolu.
Le mot aussi auquel je pense, est celui d’ustensilité. La lecture et l’écriture sont saisies dans un horizon d’ustensilité. L’ustensile ne se réfère pas à l’utilitarisme, mais plutôt à la question de l’usage. L’usage du monde, celui-ci hocquardiennement ne pouvant pas être distingué des phrases qui l’affichent. On peut dire aussi que ce qui est mis en perspective par ce livre, c’est la relation que nous entretenons avec les objets, toujours prête à basculer dans la mythologie de la signification, qui est elle-même liée à une idée d’intériorité. Il se tient sur cette limite subtile entre les mots et les choses, il cultive l’écart d’une manière quasi-désespérée, et cela ne va pas sans humour.
Je n’arrive pas à faire autre chose ici que jeter des phrases en vrac, en espérant seulement crayonner ce que la lecture potentialise. Car tout l’intérêt du livre de Philippe Charron est de nous déplacer de nos tendances substantialistes, à en jouer. Il est bien rare d’être à ce point mené par la main devant nos habitudes, nos habitations : pris, en quelque sorte, à chaque détour la main dans le sac. Habitués que nous sommes à lire des livres, parfois à en écrire. Habités par la littérature. C’est tout cela qui se trouve comme mis à plat, avec la cruauté nécessaire. Et en même temps, la lecture de ce livre est plaisante, extrêmement plaisante, et on sent que l’écriture aussi en a été plaisante.
C’est un livre riche, je sais bien qu’ici je ne peux que tourner autour. La seule chose que je puisse ajouter pour terminer, qui ait valeur d’incitation, c’est que c’est un livre actuel. Il est très souvent question, dans ces bribes de récit qui se chevauchent et se succèdent (succession, est-il indiqué en sur-titre sur la première page de couverture), de politiques locales qui touchent à l’espace, à la construction et à l’urbanisme, au « vivre-ensemble » et au « chacun-chez-soi » (la maison, le bricolage, l’aménagement de l’espace intime). De tout ce qui fait l’actuel de nos vies urbaines, nos stations, nos déplacements. Nos errances. C’est réjouissant, étrange et beau parfois (« Regarde dans l’eau plutôt que dans ta tête »), et, je dirais, toujours performant.