LA BESOGNE DES IMAGES (coll.) par Jacques Barbaut
Ce livre fait suite à l’expérience curatoriale « La Traversée des inquiétudes », menée par Léa Bismuth à Labanque de Béthune de 2016 à 2019, mais n’en constitue pas le catalogue. Ces expositions librement inspirées de la pensée de Georges Bataille ont permis l’émergence d’une forme nouvelle de savoir que nous prolongeons ici avec des auteurs au sens large — écrivains, philosophes, artistes sans distinction.
(premier rabat de couverture)
« Penser un livre comme un acte […] Le nom de besogne est progressivement devenu un concept. Un lieu aussi, qui s’est inventé en s’inventant. Il faut construire les concepts et les lieux dont nous avons besoin, se les fabriquer, pierre après pierre, en rassemblant les morceaux. »
Léa Bismuth
… j’avance dans ma besogne… les jours où la besogne ne marche pas… se donner de la besogne… se remettre à la besogne… mener à bien cette besogne… une besogne pénible et douloureuse… une besogne qui me mènera jusqu’à la fin de juillet… le cœur n’est pas à la besogne…
Flaubert (extraits de sa correspondance, compilés par Léa Bismuth)
La besogne, ou « labeur atroce », est sans repos admissible, insomniaque ; tâche opiniâtre et obstinée, elle est interminable, difficultueuse, triviale, ouvrière. « Elle n’est qu’entêtement. Et cette affaire de tête entêtée ne peut être qu’injustifiable. »
« La besogne des images est une besogne de montage. Elle se fait par contact. Il faut prendre un exemple : un photomontage paru en 1930 dans la revue Documents. On y voit deux manières de chercher les poux. »
Muriel Pic, « Chercher les poux. Une affaire de tact »
À l’occasion du travail photographique — esthétique et politique — d’Antoine d’Agata, Medhi Belhaj Kacem livre ici « La besogne de l’absolu », un texte — dans la lignée de Artaud et la théorie du complot (Tristram, 2015), qui présentait la figure du « crevard » : Baudelaire, Nerval, Hölderlin, Verlaine, Van Gogh, Celan, Debord…, la liste est longue… — éclaircissant une fameuse notion freudienne, la « pulsion de mort », cette supposée plus ou moins lente tendance morbide à l’autodestruction.
« Parce que tous ces corps — et ici l’on pense très fortement à l’œuvre de Pierre Guyotat, qui dit substantiellement la même chose — ont été prématurément expropriés de tout ce qui constitue une vie “normale” dans la société, c’est-à-dire une survie animale obtenue par chantage au travail et au loisir totalitaire, ces corps n’ont plus qu’une chose à faire : se réapproprier la seule chose dont on ne peut pas les spolier, ces corps eux-mêmes et les intensités dont ils sont capables. »
Michel Surya (« Contre-langue ») ouvre le dictionnaire Larousse de l’argot — « Parce que presque tout est bas que désigne la besogne. »
« Besogne » sent le travail, sent la sueur, sent le sang – « abattre la besogne » le dit de toutes les façons possibles, qui le dit partout et l’a dit de tout temps. Mais sent le sexe aussi, ou surtout, on le sait. Ce que « besogner », « se besogner » veulent dire… Peut-être le mot ne sent-il plus que ça, à la fin.
« Basse besogne est un syntagme figé. »
Yannick Haenel tire ce cochon de Dieu par la queue.
Jean-Luc Nancy reprend la question de l’informe — le degré élevé de viscosité brouillée, glauque et écœurante d’une araignée empêtrée dans un crachat.
Cyril Neyrat, en regardant le Livre d’image de Jean-Luc Godard, célèbre « les amours sanglantes de l’œil et du rasoir » et définit la pratique du montage en tant que pensée un couteau à la main : « un choc, une violence faite à l’œil, à la perception, à la pensée ».
Luc Chessel présente la pornographie documentaire pédé bareback no limits de Liam Cole.
« Dear Bertrand », de Francesca Woodman, semble s’adresser pile à Bertrand Schefer.
Le « Journal de l’œil (appendice) », d’Anne-Lise Broyer — les têtes de mouton coupées de Carthage, les exemplaires couteaux de Valparaiso, le cochon sauvage de Riom-ès-Montagnes —, documente, enlumine Histoire de l’œil.
Ciels de nuits d’étoiles en territoires extrêmes, avec d’impeccables restitutions, la série des « Nocturnes », d’origine musicale, convoque les sensations. « Je regarde l’immensité elle-même dans son dénuement absolu. Des paysages presque irrationnels. Des lieux devenant non-lieux, à la fois chaos et cosmos, transcendant la réalité, chargés d’une symbolique cosmique et mystique », écrit Juliette Agnel, sa conceptrice.
Je suis loin d’être exhaustif ; le dispositif tend à fonctionner par paires (les images, nous besognant, poussent à la besogne) ; l’appariement, l’organisation et la mise en pages ultra pertinents — La Besogne des images : « monté comme un film, vibrant comme une exposition, vivant comme un roman ».