La cage des méridiens de Bertrand Westphal par Christian Désagulier
Se comparant à l’Écureuil de Blaise Cendrars, Bertrand Westphal est un érudit de la littérature-monde-comparée qui, après avoir été captivé et avant d’avoir été capturé par son sujet, aurait décortiqué et fait provision dans ses bajoues de romans, poèmes, d’essais philosophiques et sociologiques qui interrogent le fait littéraire au faisceau de la globalisation, son histoire (ses histoires), sa géographie (les démembrements et remembrements planétaires à l’origine de ses histoires)..
Bardé d’études issues de tous horizons académiques qu’il aura lues dans leur langue d’origine et/ou traduites en anglo-américain ou bien en espagnol, en allemand, en italien comme en français (il est polyglotte), le faisceau qu’il braque sur elles est éblouissant avant que la pupille se rétractant, leur profondeur de champ te saisisse..
Blaise Cendrars dont Bertrand Wesphal nous rappelle qu’il est l’auteur de Le panama ou les aventures de mes sept oncles, un poème-monde, poèmonde par excellence, le creusement du Canal étant une date mémorable (et funeste comme toi tu le penses) dans l’histoire de la globalisation..
Toutes choses qu’il prend en considération dans le panorama (le panama..) qu’il décrit, en recherche de récurrences significatives et qui marqueraient un taux d’occurrence qui tende vers 1 de ce qu’une littérature globale est et serait susceptible de devenir si les conditions aux limites (aux frontières) demeuraient inchangées..
La Taupe, le Dragon, le Lion, le Plongeon, tous animaux de Jean de la Fontaine ayant inspiré les titres des parties du livre avec l’Ecureuil (mais pas Le Renard, encore que..), et dont Bertrand Westphall serait le représentant d’une espèce qui aurait investi des bibliothèques universitaires très américaines du Nord, du Sud presqu’autant, pas très d’Europe, un petit peu de France, question de prise en charge du sujet, où des exilé-e-s de partout sur terre auraient convergé – toi aussi tu es en exil - et dans la langue d’accueil adoptive, très souvent en anglo-américain parfois en français, raconteraient les histoires qui leur sont arrivées à l’origine ou traduiraient celles qu’ils ont rêvées dans leur langue maternelle..
Exilé-e-s désormais placé-e-s dans l’obligation de renoncer à la chair de leur langue pour se maintenir en vie sous la tente globale du campus planté sur un territoire mental planétaire, et malgré l’impossibilité autoréférentielle d’interpréter ce qui (leur) arrive, s’évertuent à ouvrir les portes du sens, les « portes d’ivoire ou de corne » du poète..
Et en attendant que soit achevée la restauration de la Tour de Babel, où l’on serait conduit à fabriquer des clefs anglaises d’avance, des doubles approximatifs pour accéder d’un étage à l’autre : la traduction considérée comme une fraiseuse à reproduire des clefs mal ébavurées, lesquelles ne sont pas des passe-partout mais des par-ici (des parricides ?) pour repasser par-là, le furet..
La Taupe qui donne son nom à la première partie du livre est celle de Franz Kafka, qui (la taupe et Kafka) creusent jusque sous Le château en forme de tour de Babel (une Babel à la Jorge Luis Borges..), taupe prétexte à des exercices de « taupologie » : notre auteur n’est-il pas l’initiateur de l’hypothèse géocritique..
Et Bertrand Westphal en écureuil d’en stocker les noisettes en tous lieux surprenants où il sait les retrouver, les écureuils possédant cette remarquable mémoire topologique, foisonnantes provisions, questionnantes comparaisons qu’il ronge avec nous, s’en prenant aux méridiens comme aux barreaux de la Cage en tournant avec lui les pages..
Un écureuil qui observerait des chercheur-e-s étudiant les effets sur la « littérature » soumise au phénomène de « globalisation », c’est-à-dire de ce que Paul Virilio a caractérisé comme étant la conséquence de l’accroissement irrésistible de la compression spatio-temporelle depuis l’avènement des machines à se déplacer sans les jambes de plus en plus vite jusqu’à faire du commerce avec les antipodes à la vitesse de la lumière (commerce pris dans toutes ses acceptions..), sans même se déplacer..
À commencer par comparer les « canons » que ces penseur-e-s contemporains fondent et les analyses sur lesquels d’autres fondent leurs critiques, à comparer les calibres, portées et compositions de ces canons.. ( toi tu te plais à imaginer le canon à eau braqué sur l’incendie que décrit Jorge Luis Borges dans La jouissance littéraire très-comparable à la démonstration qu’Albert Einstein fait de la relativité restreinte.. A cet égard, tu te souviens que c’est Max Planck qui visant un moyen de mesurer précisément la température de coulée de l’acier à canons pour en améliorer la portée, établit la valeur de sa constante universelle au départ d’une conception discontinue de la nature, n’en déplaise à Isaac Newton, et qu’il forgea ainsi une clé de compréhension du monde dont les mécaniciens quantiques firent l’usage que l’on sait et dont Albert Einstein aurait rangé la constante universelle (globale) « h » (l’hache) à côté de l’archet de son violon..
Extraits :
« La construction d’un terrier idéal est la réponse que la taupe apporte à sa perception du monde réel. »
« Bloom (il s’agit de Harold Bloom, l’auteur du Western Canon, New York, Harcourt Brace,1994) se conforme à une évaluation fondée sur une autonomie du jugement esthétique qui le conduit à renoncer à toute contextualisation socio-historique. Il affirme : « Pour ma part, j’insiste sur le fait que le moi individuel est l’unique méthode et la seule unité de mesure capable de saisir la valeur esthétique…Quoi que puisse être le canon occidental, il ne s’agit pas d’un programme de rédemption sociale. »
« Il n’est pas de meilleure manière de verrouiller le monde que d’en surveiller la parole poétique et d’en maîtriser la carte… Le canon se déploie non comme un territoire – ce serait la bibliothèque – mais comme une carte servant à entreprendre un certain voyage au sein d’un territoire… » (La taupe)
Bertrand Westphal nous demande alors de nous rapprocher de l’Afrique aux mille langues et plus particulièrement de Ngugi wa Thiong'o Pour décoloniser l’esprit (Decolonising the mind, East African Publisher, 1986 - La Fabrique, 2011), romancier et dramaturge kényan qui sait que les muscles de la langue sont des stylos (stylo-glosse, stylo-pharyngien, les africain-e-s sont toutes et tous polyglottes, possèdent le don des langues..)
Dans cet ouvrage aveuglant d’évidences, il fait ses adieux à l’apprise langue anglaise, décidé de ne plus écrire qu’en kikuyu sa langue maternelle et c’est merci à Bertrand Westphal de l’appeler à témoigner de ce que peut être une pensée appliquée (décision existentielle qui a valu à Ngugi wa Thiong'o avant qu’il ne s’exile et après sa tentative de retour au Kenya d’échapper à plusieurs assassinats..)
(Sauf que toi tu penses que le canon global en sorte de Grosse Bertha transcontinentale, suppose des servants et des servantes, c’est ainsi que l’on nomme les personnes affectées au rechargement des fûts, comme à l’usine jadis les presses, au nombre desquelles et desquels doivent être compté-e-s les traducteur-e-s.. A quand des traductions dont les auteur-e-s seraient les traducteur-e-s et l’ouvrage princeps signalé « d’après », comme au temps jadis ça, la traduction considérée au même titre que tout livre comme une entreglose que nous ne faisons tous que nous depuis Montaigne, si possible poétiquement..
Restons en Afrique et considérons les catégories de langues véhiculaire et vernaculaire (tu te souviens de l’ouvrage préfacé par Gilles Deleuze, L’aliénation linguistique, analyse tétraglossique de Henri Gobart, 1976), on serait surpris de constater que si l’on mesurait au temps passé le parler français au lieu d’en compter le nombre de locuteurs dans nos ex-colonies, la population réellement francophone – France incluse - arriverait derrière celle des Peuls, qui ne sont pourtant pas des plus diserts sinon quand ils chantent leurs poèmes jammoje na'i et mergi à la gloire de leurs vaches …
Singularité de La cage des méridiens, quand l’auteur enfreint la règle du neutre académique, prend des libertés prosodiques, joue de la narration, passe subrepticement au « tu », un « tu » dont on peut toutefois se demander s’il s’adresse à lui dans la glace – à cet autre je - ou à la glace elle-même, celle de ses lecteur-e-s complices ?
« Tu notes l’absence d’écrivains issus de régions du monde non occidentales, Pablo Neruda et Jorge Luis Borges étant les seuls auteurs retenus nés hors d’Europe ou des Etats-Unis… Aucun écrivain dont la couleur de peau est autre que blanche n’est sélectionné… »
(Remarques-tu qu’il s’agit de poètes..)
Extraits :
« S’inscrivant en faux contre une ligne de pensée adoptée par une partie des études postcoloniales, Kwame Antony Appiah estime que ‘ les cultures ‘authentiques’ sont elles-mêmes le produit d’une contamination…A force de vouloir préserver l’authenticité de l’Autre, on finit par le réifier dans son altérité présumée. On en revient à une Problématique que les anthropologues connaissent bien. A chacun sa forme de traduction, à chacun sa manière d’en aborder les conséquences. »
« Le contemporain deviendrait alors l’autre nom de l’aujourd’hui européen/occidental, ce qui fait dire à Yaya Savané, historien de l’art ivoirien que cite Yolanda Onghena : ‘Aujourd’hui, ici, en Afrique, il y a de l’art – et il n’est pas contemporain ! ‘… La périodisation de l’art est purement occidentale. On comprend dès lors à quel point le combat pour s’émanciper des périodisations européennes, de l’eurochronologie, a été et reste urgent aussi bien que nécessaire… Edward Saïd n’a pas manqué de faire remarquer que la naissance du roman est concomitante de l’expansion globale de l’impérialisme européen… » (Le lion)
Une globalisation littéraire, une « littérature » qui tende vers la forme roman généralisée, globalisée, américanisée, des ouvrages rédigés ou traduits dans l’anglo-américain pourquoi pas s’il y a réflexivité - Ngugi wa Thiong'o traduit lui-même en anglais ses romans écrits en kikuyu..
(Et pourquoi pas si le roman est un poème, si sa traduction en kikuyu et en quelque langue que ce soit est un poème – toi aussi tu as des choses à raconter.. Manque toutefois ici ta définition du « poème ».. Au lieu et au temps actuel de quoi, tu constates qu’en France, ce sont des ouvrages qui nous laissent plus esseulés à la fin qu’au début, emportés dans la spirale de ressassements solipsistes, n’ayant pour possibilité de vie que d’adopter un style ou d’en changer comme de déguisement et où le kit de survie contiendrait un style gonflable dont le dandysme serait la couche étanche et une boîte de rustines auto-romancées en cas de crevaison.. Tu as lu aussi Réparer le monde d’Alexandre Gefen (José Corti, 2017) comme si c’était le monde qui fuyait (s’enfuyait de nous) perdait de l’air (de musique) et comme si ce n’était pas nous-mêmes qui l’abimions – qui, sur le dos de l’accent ailé de cime tomberait dans l’abîme, dans un trou d’air et noir -, en panne de nous-mêmes et d’imagination, et pour passer le temps, écrilisant romans, poèmes, essais nous laissant plus déboussolés dans la cage, fut-elle virtuellement grillagée par le réseau de nos veines et nos os thoraciques, dans une cage aux pigeons dans laquelle on revient à la fin de ces livres globaux comme les pigeons à leur point de lâcher, bagué-e-s..)
C’est alors que Bertrand Westpham te fait relire in extenso le §9 Sur le concept d’histoire écrit par Walter Benjamin (Gallimard, 2000) dont on sait le destin dans la montagne et dont les mots nous prouvent que l’on peut voler à reculons, colibri..
Pour l’essentiel consacré au devenir de la littérature, quelques œuvres d’art contemporain sélectionnées pour ce qu’elles seraient significatives de l’englobement physique où nous placeraient les œuvres écrites de l’esprit, ralentissent le tempo du proliférant ouvrage rafraîchissant de Bertrand Westphal..
Exprimant la même chose avec les moyens synthétiques des arts plastiques, tel que le poème architectural fissuré Shibboleth de Doris Salcedo qui intervint dans la Turbine Hall de la Tate Moderne en 2007 – il faut se souvenir que la Tour de Babel était bâtie sur une faille - ou bien The River de mots polyglottes projetés en cascade au musée du Quai Branly depuis 2010, d’autres œuvres encore comme Don’t Cross The Bridge Before You Get To the River la très belle performance de Francis Alÿs réalisée en 2008 au Détroit de Gibraltar, toutes très sensiblement décrites et profondément analysées, œuvres participatives à l’instar de l’installation prosodique de La cage aux méridiens aux « tu » embrassants et embarrassants à la fois..
Toutes intéressant l’espace clos qui s’appelle la Terre où nous sommes supposé-e-s nous obstiner à vivre en tuant le temps, le comble atteint quand tant de livres viennent nous parler de « nous », d’un « nous » dont on ne sait pas bien dire s’il est inclusif ou exclusif quand la langue anglaise a le « we » et le « us » pour « nous » dire.. Paradoxes and oxymorons diraient John Ashbery..
« Décideras-tu de te replier sur des acquis frileux, terre-à-terre, ou entreprendras-tu un périple à travers des régions peu hospitalières, exemptes de repères stables ? Là, il te faudrait prendre la mer – celle que Jorge Macchi, Brigitte Williams et d’autres ont contribué à faire émerger dans leurs œuvres novatrices, celle dont Edouard Glissant et Derek Walkott ont rempli les pourtours des îles et des archipels du monde, celle que les Grecs nommèrent pontos. Cesseras-tu d’être un latifundiste du savoir pour te prouver à toi la première, à toi le premier, que tu as le pied marin ? » (L’écureuil)
Ou bien d’écrire ton histoire, car cette fois le « tu » nous est bien adressé, de te raconter afin qu’il fût une fois en n’ayant que toi-même pour relecteur-e à l’extrême rigueur ?
Il en va de la littérature-monde comme de la lune.. Ses cratères semblent y dessiner les traits d’un visage stoïque à New York ou bien le corps d’un lapin sur le qui-vive à Tokyo : ainsi en va-t-il de la littérature-lune et telle est l’hypothèse que je qualifierais de poécritique..