La cité de paroles de Stéphane Bouquet par Jean-Claude Pinson
« Comment s'orienter en poésie ? »
Comment s’orienter aujourd’hui en poésie ? Que faire du poème ? Telle est la question, kantienne (car théorique et « critique ») autant que léniniste (car « pratique » et politique), qui traverse ce recueil d’essais de Stéphane Bouquet. D’une écriture incisive, portant le fer au plus décisif des problèmes, bousculant pas mal des fausses évidences qui font le train-train des poétiques actuelles, le livre invite à porter un regard décillé sur ce qui compte vraiment en poésie – en poésie et bien au-delà, puisque pour l’auteur « créer de la vie » est la seule tâche qui vaille pour le poète.
Si les années 80 furent des années de restauration (en politique – mais aussi, quoique de façon moins massive, dans le domaine de la littérature), les années actuelles me semblent être des années de fermentation, politique (comme réflexion et comme action, recherche de formes de vie alternatives) autant que poétique (dans les divers domaines de l'art et de la littérature, de la théorie aussi à leur propos).
Pour Stéphane Bouquet, il est clair que l’âge de l’« autotélisme » (de la littérature se posant comme sa propre fin) a bel et bien pris fin. « La langue, écrit-il ainsi, sans craindre d’être iconoclaste, n’est qu’un moyen de la poésie, elle n’est en rien sa fin, son but. Le but ce serait plutôt d’inventer une forme de vie ». « La langue, ajoute-t-il, est une question secondaire dans la poésie, relativement secondaire ».
De la mise à l’écart du paradigme « textualiste », il s’ensuit que la question politique, sinon de l’engagement du moins de son articulation au poétique, revient au premier plan, comme en témoigne simultanément, quoique à partir de tout autres attendus, cet autre essai important qu’est Ultra-Proust, le livre récent de Nathalie Quintane. Comme si le « communisme » (le mot évidemment mérite une redéfinition radicale) redevenait une idée neuve en terre désormais démocratique de PoéZie– comme d’ailleurs bien au-delà de sa zone propre à défendre.
J’ajouterai ici pour ma part que la question politique posée au poème ne peut être aujourd’hui qu’immédiatement et indissociablement d’ordre « écologique ». On ne peut en effet abstraire cette fermentation, ce bouillonnement d’idées et de pratiques qu’on observe aujourd’hui, du contexte de la grande Fermentation (au sens premier d’un processus métabolique synonyme de dégradation – et donc négative cette fois, lourde de toutes les menaces) à quoi nous sommes confrontés du fait de la « crise climatique » (pour employer ce doux euphémisme). Pour le dire très vite, en reprenant le lexique qu’utilise Bruno Latour dans un essai récent (Où atterrir ? Comment s’orienter en politique ?), « le Terrestre » n'est plus aujourd'hui, à l’âge de l’Anthropocène, le simple décor de l'action des humains, mais est devenu lui-même un « nouvel acteur politique ». Réagissant à l'action humaine par tous les dérèglements climatiques que nous connaissons, la Terre est aujourd’hui un « agent lovelockien » et non plus un « objet galiléen » ; un agent qui nous contraint, si nous voulons survivre, à envisager autrement notre action en son sein.
À cette question, la poésie peut, selon moi, d’autant moins être indifférente, que s’y trouve immédiatement concernée une dimension qui lui est (à elle la poésie) essentielle, celle de sa très ancienne pente « pastorale ». Stéphane Bouquet l’évoque d’ailleurs à plusieurs reprises. Ainsi quand il commente le poème de Rimbaud « Bonne pensée du matin ». Le rêve pastoral, « l’emparadisement littéraire du paysage » rejoint ici le rêve d’une fraternité « communiste », Rimbaud substituant aux bergers les ouvriers (« Vas-y Vénus, va les voir : abandonne tes traditionnels “bergers“ et préfère pour une fois les ouvriers »).
L’espoir politique, dans la perspective de Marx, est foncièrement « futuriste ». Invitant à la préparation d’un « avenir radieux », il se conjugue avant tout au futur, celui d’une promesse émancipatoire dont Derrida a pu écrire qu’elle est proprement « indéconstructible ». Tel n’est pas, selon Stéphane Bouquet, « l’espoir poétique » : lui se conjugue au présent. Ce qu’il a dès lors à apprendre à l’espoir politique, c’est ceci : « l’horizon n’est pas là-bas devant, fût-ce à l’atterrissage d’un grand bond mettons maoïste, mais il est l’intensification charnelle du présent qui, elle, est accessible à tous, si chacun y met du sien, y met (de) son corps ». Si « communisme » il doit y avoir, c’est au présent qu’il faut le pratiquer, c’est la « richesse absolue, la richesse à plusieurs », gisant, toujours déjà donnée, dans le « dès maintenant », qu’il s’agit de faire circuler, dont il s’agit de faire « commerce ». C’est à l’intensification de la vie immanente que le poète, « opérateur de changement », doit s’employer, posant dans le maintenant, à l’instar de Pasolini, ses « bombes positivo-poétiques ».
L’entreprise concerne les formes verbales comme les formes de vie, travaille à leur conjonction. Elle est à la fois linguistique et « poéthique » (l’auteur reprend pour sa part le mot foucaldien d’« éthopoiétique »). Dans un très beau chapitre intitulé « fraternité », Stéphane Bouquet avance ainsi l’hypothèse d’« une cache de douceur au fond du langage » abritant un trésor auquel on ne peut accéder « qu’à plusieurs ». On y parvient de deux manières : soit par la conversation désordonnée (ce « bavardage » dont Novalis soutenait qu’il est « justement le côté infiniment sérieux de la langue ») ; soit par le biais du poème et de son « artisanat menuisier, menuisier-musical de la langue ». Le poète est ainsi celui qui nous aide à « descendre dans le flux tranquille du langage ordinaire » et à nous joindre à la « cité de paroles » qu’idéalement devrait être l’humanité, qu’elle est déjà pour qui sait la faire advenir.
D’où que la tâche du poète consistera à « inventer des façons d’orienterles formes de vie » (c’est moi qui souligne) – des formes de vies, autrement dit des ethos, des façons de concevoir la vie et de la pratiquer, de s’y mouvoir (Stéphane Bouquet se référant ici au second Wittgenstein et à Stanley Cavell). En quoi cette tâche est justement « poéthique ».
Stéphane Bouquet met alors en avant, pour définir les contours de ces formes de vie désirables, des notions comme celle de « fraternité », ou encore, plus inattendues, de « tendresse » et de « caresse » ; lesquelles notions pourront paraître, à un esprit pressé autant que malveillant, d’une bien désuète mièvrerie. Mais ce serait méconnaître la répulsion qu’inspire à l’auteur « l’affreuse spiritualité qui, subrepticement, détruit la poésie » et faire peu de cas d’autres énoncés affirmant par exemple (à propos de Frank O’Hara) que « le but de toute poésie est de baiser », que la poésie est « une prostitution au sens large » ou encore que, pour Pasolini, « uriner » n’a pas au fond moins de valeur que « poétiser »...
Admettons que le paradis, comme c’est le cas chez Pasolini, soit l’orientation majeure de la poésie (on trouve la même idée chez un Zanzotto). Pour s’en approcher, puisqu’il est toujours déjà perdu, puisque le ciel est vide désormais, il faut chercher des objets et des gestes, des formes de vie, qui soient malgré tout des vecteurs en cette direction. Contre « l’incomplétude essentielle qui fonde ce monde », le poète alors valorisera, par exemple, l’étreinte amoureuse, en sa modalité non pas prédatrice (« machiste ») mais maternelle, maternante (on trouvait déjà cette distinction chez Barthes quand il évoquait Eros comme « un enfant qui bande »). Il fera, comme Baudelaire, l’éloge du lesbianisme, parce que celui-ci est le « règne de la caresse » (« de sorte qu’il faut comprendre, écrit Stéphane Bouquet, l’euphorie ondulatoire baudelairienne comme une recherche à l’aide directement du rythme de la possibilité du paradis »). Il s’emploiera, comme le cinéaste Gus Van Sant, à « construire un état tendre du monde ». Il fera dans son écriture une place de choix, par exemple, à l’instar de Cummings, à la parenthèse et à son aptitude à inscrire dans le vers une zone d’intimité et d’inclusion.
Le paradis en question, l’espoir poétique dont il est l’objet, sont indissociables, chez la plupart des poètes qu’évoque Stéphane Bouquet, de la condition homosexuelle, de sa propension propre, singulière peut-être, à inventer « une redéfinition non agressive de la masculinité », « un lexique de douceur et de contact qui donne à sentir dans quelle utopie de monde nous voudrions, tellement, vivre ».
Dans l’essai qui introduit le livre, essai intitulé « peuple pédé poème » (on aura évidemment reconnu les trois initiales de Pier Paolo Pasolini), Stéphane Bouquet, commentant Malaparte, porte au crédit de l’auteur de La Peau d’avoir eu l’intuition d’un « lien étrange entre l’homosexualité et le souci du peuple », d’un « devenir pédéraste » qui serait « une façon comme une autre de devenir communiste ». Fragile hypothèse sans doute, mais qui a au moins le mérite de rendre possible une lecture féconde, dans la suite du chapitre, de toute une kyrielle de poètes pour lesquels la « puissance de libération de l’amour, du désir » est un « geste d’union » qu’on peut bien baptiser « communisme », « si le communisme = l’évidence même que nous sommes ensemble, ensemble et ainsi transformés dans le langage (métaphore) et dans le monde (métamorphose) ».
Ce communisme aléatoire (en pointillés et sans parti) peut se prévaloir de ces deux points d’appui majeurs que sont le langage d’une part et la nature d’autre part. Chez ceux que Stéphane Bouquet appelle « les poètes de bas voltage », le poème, pour rejoindre la vie commune, emprunte ainsi les voies diverses de la conversation ordinaire. Il « fait causette » ; s’empare des objets et situations les plus triviaux (par exemple, chez James Schuyler, de la « thématique récurrente des déchets, des ordures, des détritus », par où « notre vie s’insère dans un réseau de ramassage urbain ») comme des modalités les plus banales du langage (chez le même James Schuyler, les poèmes sont ainsi comme « une pure et simple collection d’anecdotes, de phrases rapportées, d’événements sans importance »). Plus généralement, le poème « démocratique » (l’adjectif, chez Stéphane Bouquet entretient un rapport de synonymie étroite avec l’idée communiste) est celui qui « produit de l’égalité dans le langage et sur la page », à l’instar de cette « grammaire politique » que met en œuvre Gertrude Stein en accordant une parfaite égalité à tous les mots, quels qu’ils soient, substantifs ou simples articles.
La nature est l’autre point d’appui de ce « communisme » poétique, pour la raison qu’elle est, du peuple, le « seul bien poétique ». Ainsi en va-t-il de la pluie chez Pasolini, pour qui elle est, « dans sa fraîcheur de pluie, la condition de possibilité du paradisiaque ». Et c’est bien pourquoi, la météo, pour ce peuple comme pour le poète « communiste » nouvelle façon, « n’est pas une petite affaire ». La « sensibilité à la météo » est en effet « un élément capital du processus de subjectivation » ; c’est à travers elle que peuvent s’affirmer un sentiment vif de l’existence et une « intensification charnelle du présent » valables pour tout homme, quel qu’il soit.
C’est à l’époque romantique, sans doute, que ce lien étroit de la météo et de la subjectivité s’est noué (comme en atteste notamment l’œuvre de Keats). La « disparition officielle de dieu et des dieux », note Stéphane Bouquet, a eu pour conséquence que « le ciel vide désormais » était « libre pour autre chose, par exemple pour le jeu bien plus amusant des nuages et de la lumière ».
Distinguant entre poètes de « haut voltage » (Hölderlin, Rilke, Wallace Stevens) et poètes de « bas voltage » (Pasolini, Cummings, Jack Spicer, Paul Blackburn, James Schuyler…), Stéphane Bouquet prend clairement le parti des seconds. À la différence des premiers, pour « créer la vie », ces derniers n’ont pas besoin de « l’hypothèse divine » ; pas besoin de « penser la place (même vide) d’un dieu (même absent) ». Et l’auteur d’expliquer ainsi son choix : « aujourd’hui, il n’y a quand même pas mission plus importante que de se débarrasser, encore et à nouveau, de dieu qui est en train de revenir. Il n’y a pas mission plus urgente que l’acte de foi démocratique qui pose que la poésie est le bien généralisé de tous les hommes et qu’elle doit naître et s’échanger parmi eux, en se passant si possible complètement de dieu, de verticalité, de toute menace métaphysique. Il faut renouer les noces de la poésie et de l’échange terrestre ».
Que « se débarrasser de dieu qui est en train de revenir » soit aujourd’hui une tâche majeure, tout poète « non spiritualiste » en conviendra volontiers. Je ne suis pas sûr néanmoins qu’il faille (ou qu’on puisse) faire l’économie de toute verticalité. Il faudrait ici reprendre la question du sacré. Lequel, selon moi, loin d’être un attribut seulement religieux, est une constante anthropologique dont nulle société ne peut faire l’économie – et pas davantage la littérature. Un poète aussi résolument matérialiste que Ponge, par exemple, y a explicitement recours. J’ajoute encore que la question mériterait d’être aujourd’hui repensée à l’aune de cette vocation « pastorale » de la poésie que j’ai évoquée plus haut.
Pour rendre pleinement justice à ce livre, il faudrait pouvoir ne pas s’en tenir à un relevé des idées « poétologiques » qu’il avance. Car s’il y a quelque chose du manifeste dans l’ouvrage de Stéphane Bouquet, il n’assène aucunement des thèses. Rien n’y est hors sol. Les hypothèses qu’il avance sont indissociables d’analyses toujours très fines et fouillées de poètes qui ne sont d’ailleurs pas tous contemporains, loin s’en faut (de Malherbe à Cavafis en passant par Baudelaire). Une place privilégiée est faite à la poésie américaine contemporaine, non seulement parce que l’auteur en est un traducteur averti, mais parce qu’il y voit à l’œuvre une postulation démocratique essentielle en même temps qu’un pragmatisme avéré : « À la racine du mot pragmatique, il y a pragma qui désigne la chose et l’action. La poésie américaine est donc deux fois dans le monde : dans les choses d’abord ; dans les gestes ensuite. » Ainsi de plain-pied avec le monde des choses et des gestes, la poésie américaine a-t-elle pu inventer une « naïveté » (au sens de Schiller) des temps démocratiques, une poésie du Nouveau monde, en rupture avec la poésie anglaise. Wallace Stevens, note à ce propos Stéphane Bouquet, fait un peu exception : lui qui « prônait l’invention d’une nation dans une phrase » a finalement abandonné dans ses vers « la vitesse monosyllabique de l’anglais de provenance saxonne pour l’ampleur polysyllabique de l’anglais d’obédience latine », témoignant ainsi d’un « goût vaguement aristocratique ».
Il faudrait encore prendre le temps d’analyser comment la forme et l’écriture de ces essais, aux antipodes de tout académisme, consonnent, en leur verdeur de ton et leur vigueur énonciative, avec les livres proprement poétiques de Stéphane Bouquet et leur propension à se moquer des frontières entre les genres.