La Clef des langues, Valère Novarina par Jacques Barbaut

Les Parutions

13 mars
2023

La Clef des langues, Valère Novarina par Jacques Barbaut

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La Clef des langues, Valère Novarina

La Clef des langues, entre chants et songes, est-elle la langue dans la bouche, « notre bouche qui êtes en nous comme un trou au milieu de la figure » (284) ? Ou serait-ce « Éros » — ce rhinocéros ? Les philosophes Jean-Jacques Vivierce, Luciol et Philophil en débattent + ou – doctement, « je ne vous le fais pas dire ». (148-152)

 

La Clef des langues, qui s’avance comme « roman nominaire », selon la page 5 — les lettres de « roman » sont déjà anagrammatiquement encryptées dans « nominaire », et il y a du reste —, serait roman des noms, noms des romans, chaque nom roman en puissance, roman d’un Romand…

 

Le mot « nominaire » absent des dictionnaires (« surcrucification » [152], aussi, je croix, « numinité », « mimunité » [203], pareil, si je n’m’abuse, et « protomonomotoprototurbopropulseuse » [339], je ne l’ai point trouvé…), mais plutôt que « liste » de noms, Valère préfère dire « rosace » des noms : si la liste, monotone, risque l’épuisement, la rosace rayonne, explose dans toutes les directions de l’espace. Ces noms pas seulement s’alignent ou défilent — sauf procession des grimaces, prolifération des sobriquets, cavalcade des types, parades des masques de carnaval — mais tournoient, s’agitent, sont expulsés telles des fusées éclairantes par un soleil rotatif pyrotechnique.

 

Première interruption, c’est l’intervention de L’Infini Romancier qui désire s’exprimer : « Puis-je vous lire les six cent cinquante-deux premières pages d’un roman dont je suis l’autricier ? » (374)

 

« Je vous en prie… Allez-donc’z’y ! Mais’z’allez z’y-don ! » l’encourage Robert Outrebert.

 

Et L’Infini Romancier de s’élancer dans sa lecture : « Roman : c’est un roman » : « Voyez » dit Jean ; « Soyez attentifs ! » ajouta Jacques ; « S’arrêtera-t-il ? » demanda Pierre ; « Oui » répondit Marie ; « L’arrêterons-nous ? » reprit Josette ; « Certainement pas » répliqua Anne ; « Continuons » poursuivit Jean-Louis ; « Encore » répéta Mathieu ; « Jamais » rétorqua Véronique ; « Vive le Un ! » enchaîna André ; « Pas assez près du centre » rectifia Claire […]

(Ce monologue pourtant très habité se poursuit ainsi sur 15 pages, dessins compris.)

 

Les Seconds Restes d’Anne-Marie d’Andrelaz (c’est son nom) intervient pour mettre son grain de sel : « Un forcené vient d’être maîtrisé par les brigades grammaticales d’intervention alors qu’entré par effraction dans les locaux vacants de l’Imprimerie nationale, il tentait d’intervertir l’ordre alphabétique de toutes les lettres afin de porter outrage à l’ordre du langage. » (264-5)

 

La Clef des langues ouvre des portes et passages pour qu’y entrent environ six mille personnages dénommés (une foule…, record des 2 587 noms du Drame de la vie battu à plate couture ! — qui les lirait en une fois et en entier deviendrait fou, reconnaît VN), qui passent de jardin à cour, de trépas à vie ; quelque deux mille verbes (déclinés par L’Écrituriste, qui résume ou caractérise chaque nom par une action, interrompu sporadiquement par L’Annoncier qui a naturellement ses annonces à la population à faire, c’est son boulot), mille six cents points-virgules, cinq cents citations qui proposent autant de définitions de Dieu, « aucun mot ne troue autant » (73) — ces précisions chiffrées (noms & nombres) données par l’auteur sur la vidéo de présentation P.O.L de son ouvrage réalisée par Jean-Paul Hirsch.

 

L’Homme Nu : « La liste des chiffres du monde est à perpétuité. Ainsi va la pensée : une onde à perpétuité. »

La Femme Nue : « Ainsi allait la pensée, tout au début, quand, de même que les bêtes, je ne pensais encore qu’en chiffres. […] Quand tu comptes, tu remontes du temps, tu croises des chiffres en traversant ! Les chiffres nous protègent de l’effrayante vie : merci les chiffres ! » (270-274)

 

(NB : Ces phrases, autrement distribuées, étaient assumées, prononcées par Turquin et L’Anthropoclaste dans Le Vivier des noms, 2015 — cette Clef, dont de nombreux morceaux étaient déjà présents dans tel ou tel opus antérieur, semble bien être une vaste entreprise de recomposition, adaptation, récapitulation, nouveau partage des cartes de l’œuvre novarinienne en perpétuelle métamorphose.)

 

Mais aussi, « pendant que vous êtes un temps sous l’eau, dites les noms des quatre cent vingt et un affluents, torrents & rivières, fleuves et ruisseaux que vous avez tenté de traverser » demande Marie-Eva (394), et L’Infini Romancier de s’exécuter, ça coule de source. Ajoutez-y la litanie des adresses et des lieux-dits ; celle des plantes, puis des oiseaux, des surmoineaux et des surnominaux…

 

… et aussi la fantastique nomenclature des quatre cents quarante-quatre temps grammaticaux du verbe (de 404 à 414) qui commencent ainsi : « le nonobstant, le pire que parfait, l’impassable, l’obstructif, l’impensible, le désactant, l’inactif, le présent lointain, l’antéro-possible, le sous-conditionnel, le périmable, le futur latent, le linéaire a, l’inventatif, le dodécarnicien, le passé vénéré, le dodécalçoniste, le plus que jamais su, le réminisciant […] » (Liste augmentée, réagencée, autrement distribuée, que l’on retrouve, primitivement énoncée par L’Homme Hors de lui, personnage éponyme du livre de 2018.)

 

Cette manière de Genèse tricolore — noir & rouge (deux encres) sur blanc (un fond) — tresse (qui suppose 3, précise VN) lettres, traits & souffle, ou entrelace portraits-robots & mots (roman & théâtre), ou textes (théâtre & roman) avec dessins, ceux-ci présentant 636 personnages élus — chacun nommé, identifié, grands échalas, algues proliférantes, entailles des lames des patins à glace sur le lac gelé, laisses de mer, bois flottés, éclats de bouteilles, fils et filets de pêche, enfançons, infirmiers toqués, bandits manchots, circassiens cassés, malabars barrés, torconsionnistes et canards boiteux, unijambistes masqués, pantins et palotins —, toutes figures issues du Drame de la vie distribuées à (dé)raison de une à vingt « silhouettes » par page — cohabitation poétique dans l’espace du livre.

 

Autrui : Comment est le corps ?

Sosie, sortant : Rouge rouge rouge rouge. (62)

 

Les mots de la fin accordés à deux discrets sans-grade qui ne l’ouvrent pas souvent, qu’on n’écoute pas assez attentivement, c’est réparé…

 

L’Esperluette & Le E muet : « Soudainement sous nos yeux : l’histoire romanesque de tous les mots. » (494)

 

 

 

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