Le Nouveau Roman de Juan Luis Martínez par Jacques Barbaut

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03 août
2021

Le Nouveau Roman de Juan Luis Martínez par Jacques Barbaut

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Le Nouveau Roman de Juan Luis Martínez

Le Nouveau Roman, de Juan Luis Martínez, n’est en aucun cas un roman, quelle que soit la définition — même hyper extensible — que vous pourriez donner au mot, au genre.

Le Nouveau Roman, de Juan Luis Martínez, n’est pas non plus un recueil de poèmes, en aucune façon.

Le Nouveau Roman est apparu pour la première fois à Santiago du Chili en 1977, à 1 000 exemplaires, c’est l’un des deux livres qu’a publiés Juan Luis Martínez (1942-1993) de son vivant, tous les deux édités à compte d’auteur — soit deux livres personnellement diffusés et contrôlés par Juan Luis Martínez lui-même.

Le Nouveau Roman est-il un livre de poésie ? Pas sûr. Un livre disons « poétique » ? Commençons à poser la question…

S’il fallait absolument le catégoriser, Le Nouveau Roman s’apparenterait à un « livre-objet ». C’est en revanche, sans doute aucun, un « livre d’artiste ».

Un livre d’artiste, quasi un livre-objet — un livre qui en réalité contient, accueille en son sein des objets : drapeau, papier-buvard, page d’un dictionnaire chinois monolingue… —, un livre inclassable, un livre « improbable ».

Inserts « nécessitant l’intervention de la main sur chaque exemplaire imprimé » (dixit l’intrépide éditeur) ; mise en pages, collages, rébus…, qui obligent toute réédition à des quasi-fac-similés.

Dans le Nouveau Roman, où nulle trace de Ricardou et de Robbe-Grillet tu découvriras, que trouve-t-on ?

— Des calculs issus des quatre opérations élémentaires de l’arithmétique, soit l’addition : Un tas de coussins + Un chat en porcelaine = Bouddha ; la soustraction : L’âge de pierre Une bulle de savon = La loi de la gravité ; la multiplication : Les pyramides d’Égypte x Les ruines du Parthénon = Un cimetière d’éléphants ; la division : Locéan Pacifique / Les 10 commandements = Un verre d eau.

Cinq problèmes posés à Jean Tardieu, l’auteur d’Un mot pour un autre, qui semblent autant de koan zen, dont : « Si La Transparence s’observait elle-même, qu’observerait-elle ? ».

— Des exercices pour cahier de vacances : « Comment vous représentez-vous une absence de poisson ? » (suit un espace vierge propice à votre expression).

— Une page de bibliographie générale sur les chats.

— Une page blanche annoncée, précédée par une page de papier calque.

— Deux hameçons tout ce qu’il y a de plus hameçon, réels, en métal, recourbés et accrochés sur une page (la 75e, titré « Icthys »).

— Une partie « Zoologie », qui accueille un hippopotame, des éléphphants et des dromaddaires, « le nasipède » extrait des « Chansons du gibet » (Die Galgenlieder) de Christian Morgenstern.

— Des photos-portraits n&b issus de divers horizons : Rimbaud (par Carjat), Breton, Alice Liddell (par Charles Dodgson), le camarade Staline et le Führer Hitler.

— Des considérations sur les bulles que l’on observe à la surface d’une tasse de café : les bulles centrales ayant vocation à l’infini, la totalité file sur les bords de la paroi…

— Des apparences de syllogismes avec leur cheminement ternaire (prémisse majeure, prémisse mineure, conclusion) qui prouvent que Martínez a bien lu la Logique sans peine de Lewis Carroll (« Quelques oreillers sont moelleux. / Aucun tisonnier n’est moelleux. / Quelques tisonniers ne sont pas des oreillers ») : « Mortel était Socrate. / Or, je suis Parisien. / Donc, tous les oiseaux chantent. » (Trouvez le vice de construction.)

— Des fenêtres, des pages inversées à regarder dans un miroir, des pages traitées en négatif, blanc sur noir.

— Sous le prétexte d’interroger « labus de quelques métaphores dans lexercice de la poésie », et considérant les différentes façons d’exprimer le fait de se débarrasser d’une vieille boîte en bois, suis-je en droit de dire que je la tue, l’annihile, la détruis, l’étrangle, la mitraille, la noie, la torture, l’électrocute, la broie… ? (Répondez à chacune de ces questions.)

— Des images à foison, tirées aussi bien des univers graphiques de Salvador Dalí ou de René Magritte que de catalogues de ventes par correspondance.

— Une constellation de références, d’allusions, de citations, en grande partie françaises, d’aphorismes, de paradoxes, de nonsense, le tout essentiellement ludique, humoristique.

Le Nouveau Roman, de Juan Luis Martínez, dédié à Roger Caillois, premier classificateur des jeux humains, qui s’ouvre par un limerick d’Edward Lear et se termine (sous le colophon) par l’image d’un fox-terrier gardien du livre, est encadré par deux rabats de couverture qui posent une double question : « Qu’est-ce que la réalité ? Quelle est la réalité ? », avec quelques réponses loufoques, pataphysiciennes, ou dignes du Traité du Milieu de Nāgārjuna.

« Le nom qu’on peut nommer n’est pas le nom véritable. » — Tao te king

Le Nouveau Roman (La nueva novela en V.O.), publié en 1977, sous la dictature de Pinochet, est signé ( JUAN LUIS MARTÍNEZ ) ( JUAN DE DIOS MARTÍNEZ ) : un nom double — deux noms écrits en capitales, entre parenthèses et biffés.

Même si le jeu des intertextualités proliférantes et des collages à foison perturbe de beaucoup la définition canonique de l’« auteur », brouille les notions de « plagiat », d’« originalité » et les frontières entre les genres constitués, le « geste » de la rature peut paraître anecdotique, une aimable provocation, ressemble à une coquetterie — évocation de la trop fameuse « disparition élocutoire du poëte, qui cède l initiative aux mots » chère aux mallarméens —, si l’on ne devait aussi considérer avec perplexité et attention quelques-unes des aventures – ou avatars – du nom de Juan Luis Martínez post mortem.

En 1988, Juan Luis Martínez (avec acento agudo sur le « i ») a publié — en son nom « propre » — dans la presse chilienne, à l’occasion du référendum qui vit gagner le « NO » et provoqua le retrait du pouvoir de Pinochet, deux poèmes fort différents de sa manière habituelle, interprétés comme des hymnes à la liberté. Ces deux textes qui furent republiés en 2003, dix ans après la mort de l’auteur expérimental, dans un recueil posthume intitulé Poemas del otro (« Les Poèmes de l’autre ») étaient en réalité, traduits en espagnol, deux poèmes écrits et signés par un quasi-homonyme — à un infime détail près —, un Juan Luis Martinez (sans acento agudo sur le « i »), auteur romand né en 1953, arrivé en Suisse à l’âge de 4 ans et ayant publié un recueil, Le Silence et sa brisure, à la Librairie Saint-Germain-des-Prés en 1976 à Paris. Détournement situationniste, image dans le miroir, « emprunt », vol caractérisé, perturbation de la notion de propriété littéraire et de patronyme, hommage à Pessoa, anti-poésie, subterfuge, simple plaisanterie, piège à retardement, ultime pied de nez,… tout cela à la fois qui fut révélé par Scott Weintraub, chercheur américain en littérature hispanique, au terme d’une enquête aux allures borgésiennes, dans un court essai paru en 2014 — et surprise intégrale en premier lieu pour son double helvétique, l’autre Martinez, auteur oublié mais bien vivant. « Apprendre que ces poèmes ont eu une vie autonome, c’était merveilleux », commenta celui-ci.

Le second nom (barré) indiqué en couverture de La nueva novela, jamais autrement évoqué, Juan de Dios Martínez , on le retrouve pourtant au moins une fois, choisi par un autre grand auteur du Chili (ce pays en forme de haricot vert longeant la côte ouest de l’Amérique du Sud a été par ailleurs le berceau de deux prix Nobel de littérature : la poétesse Gabriela Mistral en 1945 et le poète Pablo Neruda en 1971), Roberto Bolaño (Des putains meurtrières, les Détectives sauvages), comme nom du personnage de la partie la plus effrayante de 2666, son livre monstre, « vrai roman apocalyptique » — somme inachevée (parue en 2004, un an après la mort de Bolãno) de plus de 1 000 pages d’un auteur réputé pour sa prolixité et sa connaissance phénoménale des poètes de tous les horizons, même les plus confidentiels. Cette partie centrale, dite « des crimes », soit le tiers du roman, résume un « fait divers » réel, atroce : les années durant lesquelles la ville de Cuidad Juárez (Santa Teresa dans le roman) fut la scène macabre de centaines d’assassinats de jeunes femmes, souvent abusées, torturées et mutilées, décrits sans ménagement les uns après les autres par Bolaño, dont les cadavres étaient jetés dans le désert de Sonora, à la frontière du Mexique et du Texas. On y suit l’enquête impossible, empêchée, entravée, bloquée, d’un policier nommé Juan de Dios Martínez. Beaucoup de ces meurtres n’ont jamais été élucidés… auteur(s) insaisissable(s)… La coïncidence est pour le moins troublante

Le Nouveau Roman — production hybride d’un poète plasticien défini comme posvanguardista, ou de « la néo-avant-garde » — est un livre que l’on qualifie volontiers de « post-dadaïste ».

Le Nouveau Roman du « fou Martínez », inventeur de l’oisistique, fut repoussé par un poète surréaliste dogmatique qui l’étiqueta « la chose la plus laide que jaie lue de ma vie ». Il n’était connu jusqu’alors en France que par une plaquette de 24 pages, distribuée lors du Marché de la poésie en 1993, intitulée Fragments (sélection et introduction de Gustavo Mujica, traduction de Béatrice de Chavagnac), publiée en hommage à sa venue en France l’année précédente lors du festival « Belles Étrangères » et de son décès en mars.

Le Nouveau Roman, de Juan Luis Martínez, est augmenté dans cette première version, ou traduction, française, d’un livret séparé (ou « tiré à part »), soit un appendice de 56 pages proposant « introductions », « annexes » et « notes explicitant les sources des citations et des images qui figurent dans l’ouvrage ».

Livret additionnel duquel je tire cette phrase (entretien avec Félix Guattari) de cet auteur bien barré :

« Je m’intéresse avant tout à la dissolution absolue de la paternité, à l’anonymat, et l’idéal, si je puis me permettre d’employer un tel mot, serait de faire un travail, une œuvre, dans lequel aucune ligne ou presque ne serait de moi, un long travail d’articulation et de connexion. »

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