Le voyage de Bougainville de Gérard Cartier par Christian Désagulier
En sciences physiques, la complaisance est une grandeur mécanique qui caractérise la propension d’un matériau, d’un assemblage, d’une machine à s’allonger sous l’effet d’une contrainte. Le quotient déformation/contrainte quantifie la complaisance. Cette grandeur, constante dans un milieu continu, qui mesure l’élasticité d’un matériau, d’un assemblage, d’une machine possède la dimension inverse du module d’Young ou constante d’élasticité du nom du savant anglais, médecin, égyptologue, linguiste, et démonstrateur de la nature ondulatoire de la lumière..
Ingénieur en titre de l’Ecole Centrale des Arts et Manufactures, « Centrale » en abrégé, le curriculum vitae de Gérard Cartier [1] nous apprend qu’il a exercé ses talents dans le percement de tunnels, des métros sous la ville comme des trous dans la montagne et dessous la mer (pour aller serrer à la main à Thomas Young) : à cet égard, on renvoie au site de la Mel [2] qui donne un texte représentatif du Voyage de Bougainville choisi par son auteur..
Menant ainsi une carrière parallèle dans les lettres et l’ingénierie [3] , son activité littéraire s’est vue récompensée par les deux prestigieux prix de poésie Tristan Tzara et Max Jacob dont on se demande, comme tous les prix et spécialement ceux de poésie du langage, ce qu’iceux honorent le plus, du couronné ou du confectionneur de couronnes laurées..
Ainsi Gérard Cartier se compte-t-il parmi les 6,32% d’auteurs « autres », ingénieurs et techniciens, commerçants et artisans, postiers, manutentionnaires, infirmiers, chefs d’entreprise, financiers, femmes de ménage et gardiens de nuit, prêtres et ouvriers, voleurs et criminels, légionnaires comme de l’armée de l’air, rentiers, va-t-en-guerre, va-t-en-jet et va-nu-pieds..
Il faudrait faire recensement de tous les petits et grands métiers qui sont légions, de tous ceux qui n’écrivent pas que pour se dire, hypothèsent qu’en-soi il y a un autrui et, sans avoir froid aux yeux, adressent des lettres de candidature à la postérité, légions de ceux qui ne sont pas passés du banc à l’estrade des écoles et des amphithéâtres sans solution de continuité, qui ne relèvent pas de tel ou tel champ d’activés culturelles connexes [4] dont on a également pas beaucoup à faire qu’ils soient docteurs es quelque chose en bas de la quatrième de couverture sinon pour savoir comment ils joignent les deux bouts ?
L’autorité ne devrait-elle pas naître de la valeur de vérité du contenu, écrit à la plume de soi plongé dans la lymphe d’avoir mis ses mains au feu, où la maîtrise du langage, métier improbable, joue un drôle de jeu et préférant pour notre part qu’ils soient balayeur es poussières célestes - elles le sont toutes - comme d’idées reçues - elles le sont toutes - ou ingénieur en rien.
Singularité sociologique dans le milieu discret des lettres, qui ne vaut ni blanc seing, que la situation à l’écart de l’auteur ingénieur délivrerait, ni ostracisme dont elle le frapperait, mais qui pourrait valoir au fond la production d’une approche différenciée du fait poétique, exotique, un angle d’éclairage inaccoutumé du gouffre avec lequel chacun va se mouvant, un mode d’identification de nuages, non plus merveilleux, mais de formes merveilleusement renouvelées..
Au fond ne devrait pas importer que cette singularité soit révélée - tout comme les curriculum vitae des membres des gentes enseignante ou culturelle ou ou ou, révélée pourvu que cette appartenance soit affectée d’un certain prestige et confèrerait valeur d’autorité sur la chose écrite - qui feraient douter de toutes celles, illégitimes qui ne doivent de remporter le steeple-chase de la publication qu’à leurs propres muscles..
Pourquoi alors les deux activités de Gérard Cartier, celle de l’ingénieur et celle de l’écrivain qui en fait la publicité, que la révélation au lecteur de ce double casque aura intrigué [5] , sont-elles si compartimentées et déçu l’effet sur l’écrit de leur existence ? On espérait la paroi sinon osmotique, de celle où l’on entend tout ce qui se passe à côté, apprendre un peu en quoi pourquoi comment ont consisté tous ces perçages aux cris ambigus d’accouplements ou de dévitalisation des dents - on espérait qu’il nous en soit fait un transcendantal reportage ? Mystère et boule de comme..
On s’attendrait à ce que tel, qui participe à l’édification d’ouvrages de communication physique tels que tunnels, routes et ponts, spécialiste déclaré dans le texte, traduise par tous les moyens de communication verbale qui sont ceux des poètes - béton ne se dit-il pas concrete en anglais - ponts vibrants au dessus des gouffres à la force des choses et qui oblige, tunnels dessous les volcans au risque à déclencher leur ire, nœuds coulants routiers. Au lieu de quoi, de fixer les vertiges aux bauges, aveuglé par sa lampe frontale, à l’interrogatoire des ombres projetées de lui-même aux parois, la taupe se met-elle à parler sous les coups des livres dans la tête..
Gage que l’auteur a beaucoup lu, ses galeries sont étayées de maîtres anciens qu’il parcourt en casque, gilet luminescent et chaussures à coque, tous attributs du héros transactionnel qui revient dans ses livres. S’ajoutant à ceux qui portent cartels dans le texte, pourquoi donc nous donner la liste des Passagers clandestins, pourquoi comme à César rend-il à Baudelaire, Fourier, Tite-Live, Boileau, sans oublier l’abbé Delille, pour en citer quelques parmi 22, ni celui d’Yves Di Mano voisin de La Fontaine ni Francis Combe de Giordano Bruno : comme si le lecteur était un agent de police aux frontières et ne savait pas lire entre les mots ?
Quant à la matérialité du livre paru chez L’Amourier, on signalera ce paradoxe qu’elle ne témoigne pas de beaucoup « d’amour » de l’éditeur pour les textes dont il est imprégné [6] , quand le prix, qui n’est pas celui d’un couronnement de laurier, est rapporté à la qualité matérielle du livre de papier jaunâtre de peu d’attirance sous la lampe..
Quand on rapproche les parts des coûts de production, distribution, diffusion et droits d’auteur, alors que les éditeurs laissent le plus souvent leurs auteurs se débrouiller tout seuls, les envoient au charbon à porter les sacs de boulets avec ce noir dans la bouche dont il voudrait bien être enfin délivré - dé-livré. Cela ne devrait-il pas leur valoir des droits accrus, non plus pourboire mais pour manger, de sorte que tomberait la nécessité de dire ce qu’ils font par ailleurs pour persévérer dans leur corps ?
Livre de prix excessif (13€) quand on songe à la construction du coût de production automatisée des livres d’aujourd’hui [7] , notamment en poésie appliquée au langage, où la profitabilité est une constante égale à zéro, où c’est défi de rentrer dans ses fonds - livre de poèmes est sacrifice et lequel, quand il est fait main, comparé au coût marginal obtenu aux machines sans complaisances..
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[1] Voir le site de l'auteur : http://perso.numericable.fr/gerard-cartier/Auteur/Auteur.htm
[2] Maison des Ecrivains et de la Littérature : http://www.m-e-l.fr/,ec,1178
[3] Loin, loin, loin du parcours d'un Georges Sorel, ingénieur X du corps des Ponts & Chaussées, en dépit de l'intérêt porté par G. Cartier aux soucis du monde, purement descriptif et idiosyncrasique..
[4] Sébastien Dubois, http://www.poesiecontemporaine.fr/, ou manque toutefois la sous-catégorie des PAST, Professeur Assisté Sans Titre, au nombre très-compté dont Pierre Guyotat, comme s'il fallait qu'il soit assisté pour nous apprendre sa langue française et celle des travailleurs de la paroles et des écritures où l'on recrute sur pièces dignes - dont les œuvres valent diplômes, on n'en sort pas - puisqu'il en faut de partout..
[5] Comme intrigue la notice biographique et éclaire la trajectoire technico littéraire très-unique de François Bon que Geneviève Huttin apprécie tout comme celle de Gérard Cartier, antipodique (voir http://poezibao.typepad.com/) : au moins ici la chose est claire et clair que François Bon, ayant jeté l'éponge aux bancs de l'ENSAM (Ecole Nationale Supérieure des Arts et Métiers) pour ne pas s'ingénier - ni singer ni se nier - mais se cogner au mur en réels, technicien d'intérim aux centrales nucléaires à faire des soudures au faisceau d'électrons en quelques angles du globe pour manger tandis qu'il écrivait son maître livre "Sortie d'usine" (1982), quant à Lorand Gaspar poète-médecin, son œuvre opérant le cerveau du dernier doute, s'il y en avait un, comme l'époque en fait douter..
[6] A cet égard, on ferait beaucoup d'économie d'arbre et de carbone en téléchargeant le fichier du livre pour le lire à l'écran et si besoin l'imprimer à la demande - voire chez http://www.publie.net/, suivant le projet au long cours poursuivi rigoureusement de François Bon, une fois encore, qui offre une plateforme de rassemblement et de diffusion dans le désert numérique - même si nous ne partageons pas l'espoir qu'il place dans la dématérialisation du livre futur, préférant y lire une planche de salut en attendant des terres plus fermes, si jamais, où il y aura davantage à relire qu'à récrire : encore faudrait-il ne pas contribuer à accélérer la fin du monde qui a déjà eu lieu ; il suffit de procéder à une Analyse du Cycle de Vie pour se rendre compte que le livre numérique contribue à la dévoration des ressources naturelles via l'ordinateur, de ces forêts que l'on coupe non plus pour faire de la pâte recyclable mais y trouver de l'or et du coltan piochés à mains noires aux mines dantesques, quand la fée à l'ardoise magique répondant au laid nom de liseuse - comme si c'était elle qui se lisait elle-même - oubliant que la fée marche à l'électricité : le livre sera de pages que l'on tourne à la lune ou sera une page scrollée dans le noir de courant coupé..
[7] Une parmi quelques exceptions confirment encore la règle que suivent certains éditeurs de faire et porter au figuré comme au propre de beaux livres - avec l'énergie du désespoir ? - portent eux-mêmes les sacs de livres aux libraires, ainsi Eric Pesty aux choix intimes, qui par ailleurs est Secrétaire au cipM (Centre International de Poésie de Marseille) pour faire la soudure au faisceau de convictions..