Lent genêt d'Antonio Negri par Jean-Claude Pinson
Bien qu'il ait été enfin abondamment traduit, l'importance de Leopardi, comme penseur et poète, n'est pas en France forcément perçue à sa juste mesure. Mais si ce Lent genêt mérite d'être salué comme un grand livre, ce n'est pas seulement parce qu'il traite d'un classique de la littérature mondiale. C'est aussi parce qu'il inscrit Leopardi au plus vif de notre présent en même temps qu'au plus large des questions que soulève aujourd'hui notre commune condition. Car Lent genêt, comme l'indique son sous-titre, n'est pas un ouvrage d'histoire littéraire qui pour la énième fois revisiterait un auteur consacré. Il est avant tout la mise en lumière de l'actualité, politique autant que poétique, d'un poète et philosophe, Leopardi, dont l'œuvre est, nous dit Negri, « l'anticipation poétique de notre néant ».
Décisif, ce livre l'est pour au moins deux raisons. D'une part, parce que l'ouvrage, commencé en prison, dans un contexte de « solitude théorique et de défaite politique », au début des tristes années quatre-vingt (il paraît en Italie en 1987), a valeur de matrice pour la pensée d'Antonio Negri. Car d'une certaine manière, les livres ultérieurs sont le prolongement de ce Lent genêt, des deux livres écrits avec Michael Hardt (Empire, puis Multitude) jusqu'aux leçons données au Collège International de Philosophie en 2004 et 2005, avant d'être reprises sous le titre Fabrique de porcelaine.
Oui, c'est bien à partir de la poésie, à partir de sa puissance propre, de sa capacité à produire de la « désutopie active », qu'on peut aujourd'hui non seulement repenser la politique, mais envisager une autre façon d'habiter le monde : voilà la thèse, intempestive, que défend Negri dans son livre. La poésie, nous dit-il en substance, non seulement est porteuse d'une résistance au cours des choses, mais, rupture anticipante, elle est (et déjà chez Leopardi) une fabrique de la puissance, capable de nous engager sur la voie d'une constitution autre de la société et de notre éthos (de notre manière d'être au monde).
A fortiori, ce Lent genêt est aussi (ou du moins devrait être aussi), on l'aura compris, un livre décisif pour tous ceux qui aujourd'hui se soucient de poésie. Celle-ci ne se faisant pas, comme on sait, avec des idées, on peut toujours se dispenser de se colleter à la perspective léopardienne telle que Negri l'expose et l'argumente. Difficile pourtant, me semble-t-il, de méditer le destin actuel de la poésie, d'en vouloir faire bouger les lignes, tant qu'on n'aura pas digéré ce livre, pris au sérieux (y compris pour la discuter) sa leçon.
Pour en comprendre le sens et la portée, en saisir la singularité, il faut d'abord la rapporter à la poétique dominante de la modernité. Celle-ci, nous dit Negri, naît avec la destruction de l'hégémonie de la dialectique (Hölderlin en est un avant-courrier). La sensibilité moderne est celle en effet qui se refuse à sanctifier le temps, à y voir la marche triomphale de l'Idée et de la Raison, comme le fait Hegel (et après lui le positivisme). Elle est celle qui refuse la réconciliation et la consolation, qui tient la mort pour radicalement « indialectique » (Barthes), indépassable. La modernité - du moins la modernité littéraire - est ainsi foncièrement négative. Bataille, récusant Hegel au nom du « bas matérialisme », n'est pas le moindre de ses hérauts.
Leopardi, lui aussi, se tient « aux antipodes du restaurateur Hegel » et de toute dialectique bénissante. Cependant, c'est un autre possible pour la modernité que sa pensée et sa poésie instaurent. Il consiste, ce possible, dans l'invention, à partir de la poésie, d'une éthique (d'une « poéthique ») qui redonne du sens et de la positivité à l'être, selon une logique où Negri retrouve la théorie spinozienne de la puissance (ou agency, empowerment, pour reprendre les termes anglais qu'utilise Jérôme Vidal dans son livre La Fabrique de l'impuissance.
Aussi Negri distingue-t-il deux « moments » dans la métaphysique matérialiste de Leopardi. Un premier, où l'auteur du Zibaldone conclut, sans rémission possible, au néant de toutes choses, à l'« éternullité » radicale de l'être. Un second, où le poète constate que la vie, au plus noir du désespoir, est désir et « ne cesse de revenir à la réalité en tant qu'intention critique et en tant qu'expérience lyrique » ; second moment où Leopardi a l'intuition par conséquent de « la possibilité d'une alternative poétique et éthique ». Les deux thèses engagent toute une théorie de l'être et du connaître - une théorie du temps et de l'agir aussi. Disons pour faire simple qu'au temps ordonné par la raison Leopardi oppose le temps de l'imagination, faculté plus ouverte aux accidents du réel, à sa contingence et partant mieux à même de favoriser la floraison d'une subjectivité critique et inventive. D'où il ressort que l'art (la poésie) n'est pas, comme chez Hegel, simple préface à la philosophie qui ne pourrait plus se conjuguer, pour l'essentiel, qu'au passé. Il (elle) est au contraire ce qui la complète en tant que praxis capable de réinventer l'être au monde, quand la raison, devenue avec le capital purement instrumentale, paraît avoir entièrement « subsumé » en elle toute réalité vivante, la réifiant, la carbonisant, la renvoyant au néant d'une abstraction mortifère (celle de la valeur marchande). Et Negri de reprendre alors, au compte de la poésie, le renversement évoqué par Marx dans sa fameuse XIème Thèse sur Feuerbach : il ne s'agit plus d'interpréter le monde comme le fait la philosophie, mais par l'action, la lente et frêle action inaugurale, anticipante, de la poésie, il s'agit de le transformer.
Car la poésie n'est pas pour Leopardi simplement négative ou critique. Dans le « néant circulaire des significations », dans un monde où règne sans partage le fétichisme de la marchandise, elle est production d'une différence capable d'opposer à la toute-puissance apparente des médiations la présence de son « immédiateté » rebelle (de sa « nuance » aurait dit Barthes). Puissance de rupture, puissance « exodante » d'arrachement au monde réifié, « considérant sans trembler le désert de la vie », elle est aussi en mesure de faire germer des semences susceptibles de contre-effectuer le néant d'un monde toujours plus colonisé par le biopouvoir en y faisant advenir des formes de vie déprises de l'opium de la marchandise. Ce que sont ces semences ? - Les « illusions vraies », les images, fables et formes, rythmes et chants, que propose la poésie. Car les illusions, pense Leopardi, sont nécessaires à la vie. Mais elles ne sont « vraies » que lorsque, loin de nous égarer du côté de quelque sublimation, elles nous reconduisent à la noirceur du réel. Ignorant toute dialectique de la consolation, dans un corps à corps sans faux-fuyant avec ce qui pourtant les nie, elles nous redonnent vigueur et permettent, sur « l'ourlet du néant », une nouvelle construction de l'être. Tel est le paradoxe ironique où se découvre l'apport ontologique de la poésie, son « alternative au néant ».
Leopardi, on le sait, est un auteur polygraphe, usant des formes versifiées autant que de la prose, qu'elle soit dialoguée ou fragmentaire. Poésie ou roman, y a-t-il vraiment lieu de choisir ? Antonio Negri pour sa part en appelle plutôt à une synthèse, où les « grandes ruptures poétiques opérées au XIXème siècle » viendraient se conjuguer aux apports propres du roman tels qu'on a pu les réfléchir et les pratiquer depuis le premier romantisme allemand (il cite notamment Lukacs, Benjamin et Peter Szondi). Alors pourrait s'envisager, portée par une forme hybride (on songe au roman poikilos, bariolé, de Barthes), un « Bildungsroman pour le futur », « une alternative poétique qui soit au niveau du développement du capitalisme actuel ».
On objectera - et l'on n'aura pas tort - que créditer d'une telle puissance alternative la poésie, c'est précisément s'égarer, s'illusionner ; que la poésie en réalité peut peu, très peu (Prigent). Mais c'est qu'il faut s'entendre sur le mot de « poésie ». Avec Leopardi (et la lecture politique qu'en donne Negri), c'est de poésie au sens élargi, de poésie généralisée, de « poéthique », qu'il s'agit ; de « poésie civile », comme on dit en Italie, tout aussi bien, c'est-à-dire de la connexion qui disjoint et rapproche poésie et politique. « Seule, écrit Negri, une profonde rupture poétique permet d'ouvrir une alternative, celle de propositions et d'intentions éthiques ». Ce n'est pas en effet, pour Leopardi, la politique en tant que telle qui peut initier un changement de l'état des choses. N'y pas renoncer, c'est justement d'abord s'employer à mettre à nu le destin mortel de celle qui domine l'horizon présent. « Machiavel lyrique » (selon le bel oxymore que forge Negri), Leopardi est celui qui s'attache ainsi à en démystifier les illusions lénifiantes, à en déjouer le paradigme sclérosé, pour, dans cette épochè, laisser lentement fleurir le genêt d'une alternative qui est indissociablement poétique, éthique et politique. « Là où la ìvaleur d'échangeì avait imposé son hégémonie absolue », pourront ainsi émerger, écrit Negri, de « nouvelles ìvaleurs d'usageì ».
La réflexion d'Antonio Negri à partir de Leopardi excède de beaucoup, c'est l'évidence, le périmètre de la seule poésie (de la « poésie-poésie »). Foncièrement poétique et éthique - « poéthique », elle vaut, par-delà les seuls poètes, pour ce que j'ai appelé le « poétariat », c'est-à-dire tous ceux qui s'emploient, au milieu de la multitude, à inventer, de mille manières, des modes nouveaux de résistance et des formes alternatives d'existence. Néanmoins, sans doute pourrait-il y avoir aussi quelque intérêt à reconsidérer la poésie contemporaine depuis le puissant point de vue proposé par Negri. On gagnerait, par exemple, à reposer la question lyrique depuis cette approche décentrée. Et peut-être alors pourrait-on mieux saisir le sens et la portée de certaines œuvres majeures d'aujourd'hui : l'entreprise par exemple, chez Dominique Fourcade, d'un chant « désapplaudi » ; ou celle, chez Philippe Beck, d'un réenchantement « merlinesque » du monde.