Les frères Lehman de Stefano Massini par Christian Désagulier
C’est toujours la même chose, le véritable auteur du livre que tu vas lire n’est pas celui dont le nom est imprimé sur la couverture. Ce nom est celui de l’auteur d’un texte écrit dans une autre langue alors que le véritable auteur du livre que tu vas lire, considérant qu’un livre est constitué de mots rangés dans un certain ordre et que le responsable du choix des mots et de l’ordre, et l’auteur du livre que tu vas lire, est le traducteur.
De quoi dépendent le choix et l’ordre des mots ? Ils dépendent de la créativité de l’auteur, laquelle créativité s’exerce dans le champ de contraintes lexicales et grammaticales où l’écrivain a choisi de se situer pour t’écrire un livre. Le traducteur, son interprète, tente de te restituer le choix et l’ordre de ses mots dans le champ de contraintes d’une autre langue, c’est-à-dire une langue autre, la tienne : en pure perte comme tu vas voir.
Il en va de toutes les traductions comme du livre que tu as lu qui s’intitule « Les frères Lehman ». Rends-toi compte. Pas un des mots de ce livre n’a été écrit par Stefano Massini dont le nom est pourtant imprimé en gros sur la couverture, pas même le titre de l’ouvrage. Les seuls mots dont l’auteur peut être tenu pour responsable sont ses nom « Massini » et prénom « Stefano » imprimés sur la couverture ainsi que le titre imprimé dans sa langue d’origine en italien Qualcosi sui Lehman page 6, en petits caractères dans la même casse que celle du copyright.
Il arrive que le nom du traducteur soit imprimé sur la couverture en plus petits caractères que celui de l’auteur. Ce n’est pas le cas pour « Les frères Lehman » traduit par Nathalie Bauer dont le nom figure page 5 au-dessous du titre, sous « Les frères Lehman »et celui de « Stefano Massini », bien qu’elle soit l’auteure du choix et de l’ordre tous les mots et même du titre dans lesquels ils sont imprimés dans cet ouvrage de 848 pages.
Tout cela tu le sais, c’est le lot de la plupart des traductions commercialisées en librairies. Tu le sais et tu acceptes, lisant ce livre, d’oublier que l’auteure n’est pas l’auteur, n’est pas celui dont le nom est imprimé en gros sur la couverture mais celle dont le nom est imprimé en plus petit en page 5. Tu ne t’es jamais, mais le veux-tu vraiment, tu ne t’es jamais posé la question de la valeur représentative de ce livre que l’éditeur te fait prendre pour celui d’un autre – l’auteur n’est-il pas comme « je » toujours un autre - et tu acceptes implicitement de ne pas remarquer ce tour de passe-passe. Ce que l’éditeur se charge de te faire oublier, d’entretenir la confusion, de te faire lire un « tout comme. »
Réalise alors, quand tu penses « j’ai lu », que tu contribues à la propagation d’un mensonge au sens « extramoral », pour prendre les mots de Friedrich Nietzsche dans Über Wahrheit und Lüge im außermoralischen Sinne, que tu traduirais par « Vérité et mensonge entendues dans toutes leurs acceptions à l’exception de la signification morale. »
Et mensonge ici doublé par omission puisque « Les frères Lehman » paru en 2018 ne t’avertit pas qu’il a déjà fait l’objet d’une publication aux éditions de L’Arche en 2013 sous le titre de « Chapitres de la chute, Saga des Lehman Brothers », traduit par Pietro Pizzuti (12 €) d’après I capitoli del crolla, littéralement « Les chapitres de l’effondrement », une version raccourcie, comme son prix divisé par 2, du livre de Stefano Massini (298 pages) pour les besoins d’une adaptation au théâtre comme il s’en explique sur le site internet de Globe :
http://www.editions-globe.com/stefano-massini-a-propos-des-freres-lehman/
Tu notes que I capitoli del crolla et le livre de L’Arche n’ont décroché aucun prix littéraire tandis que Qualcosi sui Lehman 3 en Italie et 2 « Les frères Lehman », le prix Médicis de l’Essai alors que ce n’en est pas un et le prix du Meilleur Livre Étranger alors que c’est un livre en langue française et que tout se passe comme si tout le mérite revenait uniquement à Stefano Massini alors que la qualité de cet ouvrage, le plaisir que tu as éprouvé à le lire, sa fluidité, sa tonalité prosaïque qui te fait régulièrement sourire de connivence, ses variations prosodiques, rapsodiques relevant du grand poème objectif, les faits précis et les pensées extrapolées avec de rares instillations à consonance émotive, comment pourrait-il en être autrement s’agissant de récits de rêves, ce plaisir textuel dont tu ne sauras jamais s’il existe à égalité dans le livre de Stefano Massini, est intégralement dû à Nathalie Bauer : il y a de ces mystères dans les Lettres, des secrets de polichinelle.
À toi de juger et en attendant tu peux feuilleter et télécharger quelques pages de ce livre ici :
Prends un tableau et considère une copie de celui-ci, laquelle en respecterait scrupuleusement les cotes jusqu’à la parfaite imitation de la signature du peintre : on dira que c’est un faux. Tout cela tu le sais et pourtant tu acceptes tacitement qu’il soit possible de convertir une langue dans une autre à s’y méprendre, tu acceptes que la traduction te restitue et l’esprit et la lettre de l’œuvre originale, jusqu’aux subtilités stylistiques, prosodiques et sémantiques que tu vas attribuer à l’auteur alors qu’elles reviennent exclusivement au traducteur si tu veux bien y réfléchir un instant. Cela n’est pas une bonne comparaison. Ni même comme un film de cinéma dont les dialogues des acteurs seraient sous-titrés et encore moins doublés, sauf à considérer que c’est à la fois un art et une industrie commerciale comme on se demande parfois quand on se rend au rayon « Littérature étrangère » d’une librairie.
Une traduction n’est pas un faux c’est dire un pléonasme, mais une œuvre « d’après », « inspirée de », froide le plus souvent mais tiède et chaude, de plus en plus chaude, brûlante à mesure que l’on s’approcherait de l’œuvre originale pour la reproduire : un travail de poète dans le monde.
Mais tu adores que l’on te raconte des histoires.
Le traducteur serait-il un poématicien, qu’il lui faudrait résoudre 25 équations à 26 inconnues dans l’ensemble des imaginaires, composer une surjection d’une langue dans l’autre, dans celle que l’on parle de l’Autre Côté.
Des poématicien/ne/s il y en a pourtant, dont les traductions prennent en charge cette irrésolution intrinsèque, cette énigmaticité jusqu’à acquérir le statut d’œuvre d’art du langage. Pour en citer quelques-unes : la traduction d’Ulysses de James Joyce par d'Auguste Morel, Stuart Gilbert et Valery Larbaud incomparable à la dernière en date obtenue à partir d’un collectif de 8 traducteurs-écrivains ; les essais d’Ossip Mandelstam par André du Bouchet ; la Comedia de Dante par André Pézard comparée à la scrupuleusement précise de Jacqueline Risset et aux interprétatives qui relèvent parfois de tours de force comparables à ceux des mots croisés ; les poèmes de Rainer Maria Rilke par Roger Lewinter et ceux de Vélimir Klebnikov par Yvan Mignot ; et dans l’autre sens, les poèmes de Blaise Cendrars par John dos Passos.
25 équations à 26 inconnues pour ne considérer que les langues alphabétiques dans lesquelles sont écrits Qualcosi sui Lheman et « Les frères Lehman ». Souviens-toi que ce que tu lis est du son potentiel dont le sens phonétique essentiel est intraduisible et comme la vérité ne peut être dévoilée sans perdre son statut, la statue égyptienne : Wir glauben nicht mehr daran, dass Wahrheit noch Wahrheit bleibt, wenn man ihr die Schleier abzieht; wir haben genug gelebt, um dies zu glauben. (Friedrich Nietzsche, Die fröhliche Wissenschaft, La gaya Scienza, 1887)« Nous ne croyons plus que la vérité demeure vérité si on lui enlève son voile ; nous avons assez vécu pour écrire cela. » (Le gai savoir, La gaya Scienza,1887, traduction Henri Albert, 1901).
Sache bien que l’onde de langue originelle, si tu veux bien considérer que le sens produit par l’auteur, non par les mots qu’il libère mais par le flux de ceux qu’il retient, circule sous forme d’énergie acoustique, que le son est une variation de pression d’air sinusoïdale, que chaque langue agit dans le spectre de ses fréquences propres sur ton corps, réagit aux vibrations que les mots mettent en branle et l’intellect à leurs vocalises. N’oublie pas que le son fait sens, et « Vole le sens au son, il y a des tambours voilés jusque dans les robes claires. » (André Breton, L’immaculée conception)
Qui saurait dire qu’une traduction est supérieure à une autre, sinon l’auteur de la version originale même, encore faudrait-il qu’il soit né de deux mères, qu’il sache capter les fréquences vocales vernaculaires de celles que l’enfant reconnaissait quand il avait faim. Tu noteras que les organes de la phonation articulée sont imbriqués dans ceux de la mastication et de la déglutition. Le poélogiste Jean-François Bory en raconte merveilleusement la phylogenèse dans ROUSSEL, S.A.R.L. (éditions Al Dante, 2003), depuis l’apparition d’une ébauche de larynx chez les poissons placodermes il y a 370 millions d’années jusqu’à toi dans le ventre de ta mère.
La traduction ne peut qu’adopter le langage d’une mère adoptive.
Ne te laisse pas adopter par la lecture d’une traduction. La traduction doit être faite par tous, est ce travail d’écriture sans écriture, ce que Kenneth Goldsmith appelle uncreative writing et que François Bon a traduit par « L’écriture sans écriture ».
Tu commenceras donc par essayer de traduire, c’est-à-dire de récrire sans écrire Qualcosi sui Lehman« Quelques choses au sujet des Lehman » pour voir : il y a des logiciels désormais disponibles en ligne pour te simplifier la tâche : des logiciels de reconnaissance optique de textes (Optical Character Recognition) lesquels textes numérisés sous forme de documents portables (PDF : Portable Document File) tu peux sélectionner, copier, coller dans l’outil Google de traduction et peaufiner à l’aide des dictionnaires contextuels Linguee et Leo que tu trouves par exemple sur le site internet de Lexilogos.
Le lecteur accompagne Heihum Leymann, rebaptisé Henry Lehman, le premier débarqué sur le port de New York le 11 septembre 1844 à 7h25. Après 45 jours de traversée, parti tempérant et ignorant les jeux d’argent, arrivé au port résistant à l’alcool et féru en jeux de hasard appris à bord : initié aux arcanes de l’enrichissement sans cause. Bientôt Henry dit « la tête », installe à Montgomery (Alabama) une boutique de tailleur de tissus en coton, dans l’Etat américain qui deviendra à l’issue de la guerre de Sécession, un haut-lieu du racisme à l’égard des émigrés de force, afro-américains et juifs, deux forces mais de sens contraires, toutes deux forces du capitalisme amorale, au sens extramoral. Henry sera rejoint l’an d’après par Emanuel dit « le bras » puis par Mayer dit « la patate » : le trio fondateur très vite réduit deux quand la fièvre jaune emportera Henry.
Il te sera ainsi donné, non pas donné, commercialisé sous la forme d’un livre, les rêves des Lehman comme leurs cauchemars. On ne dort pas tranquille lorsque l’on achète et vend des récoltes de coton, de canne à sucre, de tabac avant qu’elles soient semées, achète et vend du charbon, du fer, du pétrole avant qu’ils ne soient extraits, des lignes de chemin de fer, avant que les terres pour les poser n’aient été acquises. Acheter vendre avant, car sinon à quoi bon semer, extraire, jouer, parier.
Des explications te seront données, non pas données, commercialisées sous la forme d’un livre, comment les mariages des fils furent arrangés, les affaires amoureuses sont des affaires calculées pour se rapprocher du premier rang de chaises au Temple et faire reculer vers le fond les Goldman et les Sachs, les monomanes de l’or, spéculateurs sans risque à la bourse du Stock Exchange. Expliquées les acquisitions ventes de tout puis de rien, comment l’addition des résultats de toutes ces soustractions ajoute après l’1 des 0 : l’algèbre des banquiers.
Si tu aimes les histoires sentimentales achète ce livre pour le revendre à l’état neuf.
Tu assistes ce lisant à ce que des hommes, sur une terre prometteuse, profitable, le profit mesuré en nombre de 0 après l’1, des hommes ambitieux aux talents complémentaires, intellectuels et pratiques, unis par les maximes du patriarche importées de Bavière ont été capables de fonder pour ne pas déchoir et demeurer, le temps d’entretenir un souvenir originel jusqu’à ce qu’il se perde avec leur mémoire, jusqu’à ce que plus personne de la descendance ne parle plus le yiddish, et qu’il ne reste plus des Lehman que le nom au néon sur la façade d’un immeuble de Times Square (NYC), où courent et s’ajoutent en temps réel et en chiffres lumineux aux 1 des 0, jusqu’à ce que Lehman s’éteigne dans le Parc du Temps.
Tu ne sauras rien des sources auxquelles Nathalie Bauer alias Stefano Massini s’est référée, a puisé les faits marquants constituant les embrayeurs narratifs de son livre en forme d’épopée qui va à la ligne à tous bouts de phrases pour faire vers au point de faire l’effet d’un seul, vertical, colonnaire, de droite à gauche comme l’hébreu s’écrit, à l’allure d’un récit biblique où se succèderaient tous les genres littéraires, au point de ressembler à un Livre de la Bible, additionnel, congruent de la Thora, à la sagesse juive et populaire yiddish, brodant du plausible imaginaire, onirique, raccoutrant les faits réels et vérifiables. Toi qui as le goût du vrai, qui l’a exagérément, du vrai le goût on ne peut avoir qu’exagérément, tu te reporteras sur le site de la Harvard Business School pour en savoir plus :
https://www.library.hbs.edu/hc/lehman/Resources/Bibliography
« La Comédie » ne sera jamais La Commedia mais une comédie, The Flowers of evil ne seront jamais absentes de tous bouquets comme le sont « Les Fleurs du mal »dont l’auteur est également celui des « Nouvelles histoires extraordinaires ».
Les êtres humains adorent qu’on leur raconte des histoires.