LETTRES DE GUERRE de Jacques Vaché (1914-1918) par Jacques Barbaut
Selon les affectations coloniales de son père, James, autoritaire officier de l’armée, Jacques est passé, enfant, par Saigon et Hanoï ; il fréquente le grand lycée de Nantes, du « groupe des Sârs », « Petit Monsieur Cocose », lecteur de la Geste d’Ubu ;
mobilisé pour le Grand Équarrissage, volontaire pour le front, interprète auprès de l’armée britannique — l’insigne réglementaire du Sphinx épinglé au col —, dandy des tranchées, le « brigand roux » est l’observateur, rapporteur et contempteur des obus et de la boue, des poux, des puces et des perce-oreilles ;
Grand Transparent du surréalisme (indispensable pour qui veut rêver et démêler, à la fois, s’avère L’Imprononçable Jour de sa mort, Jacques Vaché, de Georges Sebbag [J.-M. Place, 1989], qui y introduit Tristan Tzara comme double miroitique) ;
frère aîné magnétique aimé d’André Breton —, lequel publie dès 1919, Au Sans Pareil, les quinze Lettres de guerre à lui adressées, hommage que confirmera La Confession dédaigneuse : « c’est à Jacques Vaché que je dois le plus. Le temps que j’ai passé avec lui à Nantes en 1916 m’apparaît presque enchanté. […] je sais que je n’appartiendrais jamais à personne avec cet abandon » —, blessé, alité dans les hôpitaux de l’arrière, il devient le correspondant d’Aragon et de Théodore Fraenkel, fumiste, fantomasque, « pohète » —ce « h » surnuméraire, il l’a ôté du mot « humour », qu’il orthographie umour —, assistant agité à la première représentation des Mamelles de Tiresias, d’Apollinaire, au conservatoire Maubel, « artiste sans œuvre », mosaïste et collagiste, anglomane appelant l’esprit nouveau, il traverse de justesse la grippe espagnole ;
« suicidé de la société » (Cravan, Rigaut, Crevel, Gilbert-Lecomte, Artaud…), il est retrouvé nu, en compagnie d’un ami, victime d’une surdose d’opium, sur le lit de la chambre 34 de l’Hôtel de France à Nantes, le 6 janvier 1919, moins de deux mois après l’armistice — il a 23 ans ; il est déclaré par l’Etat (Poincaré) « mort pour la France »;
Jacques Vaché — dit Jack, alias Tristan Hilar, dit Jacques Tristan Hylar, alias Harry James, alias Jean-Michel Strogoff —
écrit — style télégraphique — grand tiret —
précisément annoté dans cette édition provisoirement définitive (dite « du centenaire »), soit 158 lettres, dont vingt-trois inédites (l’intégralité d’icelles revue à partir des manuscrits originaux), présentées selon l’ordre chronologique — la quasi-totalité des écrits retrouvés
— à Jeanne Derrien, sa « marraine de guerre », juillet 1916, secteur de Tincques, Pas-de-Calais :
— D’ailleurs — je crois vous l’avoir déjà dit — Je suis à peu près certain de rêver ; Je vais me réveiller puis au déjeuner je dirai :
« Figurez-vous que j’ai rêvé la nuit dernière que la guerre était déclarée… » etc. etc.
— Je suis même absolument certain — maintenant — oui — c’est évident n’est-ce pas ? — de rêver — Il est impossible qu’en deux ans j’aie vu tant de choses —? —
— Des casernes — des grandes cours carrées où sonne quelque clairon — Des trains — wagons à bestiaux — poussière — des tranchées — des trous, des bosses — des mouches — du bruit — des odeurs horribles des trous encore — des fils de fer — de la terre dans le cou — Une énorme chaleur qui tombe d’aplomb sur le crâne — Des nuits prodigieuses — pleines de fusées et d’étoiles, ponctuées d’éclatements divers — grouillantes d’ombres suspectes et de rats familiers mangeurs de cadavres — Du bruit encore, des explosions stupéfiantes, des hurlements ignobles — un lit (un lit !) — et puis la vie de bohème — le front encore — des commandements à la prussienne…
— Quel rêve curieux —? — n’est-ce pas ?
— à André Breton, 14 novembre 1918, Bruxelles :
Bien cher ami,
[…]
— Je serai aussi trappeur, ou voleur, ou chercheur, ou chasseur, ou mineur, ou sondeur —Bar de l’Arizona (Whisky — Gin and mixed ?), et belles forêts exploitables, et vous savez ces belles culottes de cheval à pistolet-mitrailleuse, avec étant bien rasé, et de si belles mains à solitaire. Tout ça finira par un incendie, je vous dis, ou dans un salon, richesse faite. — Well. —
— Comment vais-je faire, pauvre ami, pour supporter ces derniers mois d’uniforme ? — (on m’a affirmé que la guerre était terminée) — Je suis on ne peut plus à bout … et puis ILS se méfient … ils se doutent de quelque chose — Pourvu qu’ILS ne me décervèlent pas pendant qu’ILS m’ont en leur pouvoir ? —