ltmw d'Emmanuel Laugier par Jean-Claude Pinson

Les Parutions

13 nov.
2013

ltmw d'Emmanuel Laugier par Jean-Claude Pinson

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« Elle marche en reine simple dans la rue ».

À l’instar de ce vers, c’est à une célébration ardente mais sans emphase de la femme aimée que sont tout entiers dévolus les LXXXI poèmes de ce livre dense et nerveux. Le titre sonne d’emblée étrange autant qu’imprononçable, mais très vite, de ce ltmw, la pièce XXI nous délivre l’énigme : ces poèmes sont des « letters to my wife » où la vivacité simple des notations sensibles vient sans cesse en contrepoint d’un hermétisme à bon droit revendiqué  (« à bon droit » parce qu’assumant tout un héritage essentiel à la lyrique amoureuse).

De l’hymne antique en tant que chant en l’honneur des dieux, la lyrique amoureuse a abondamment repris le registre de l’éloge, de la louange. Et c’est bien dans cette tradition que s’inscrit ce livre d’Emmanuel Laugier, celle du Dante de la Vita nova, mais plus encore sans doute celle du trobar clus. Celle également de Maurice Scève constituant la Délie, sa Dame majuscule, en « Idole de [sa] vie », dès le seuil de son livre. Letters to : ces poèmes sont bien eux aussi adressés à celle, « émi », qui est désignée et louée comme « princesse », comme « égyptienne », ou encore « my own mily one ». C’est elle qui en est « la délie », une Délie « slipée noir » qui « a pris la main du poème » et en commande le déploiement (« blow up ») tous azimuts. C’est vers elle, « reine impassible », que s’élève le « ôm » invocatoire du poème, son « gloria », en écho à cet autre « ôm [qui] renverse son torse sur le mien ». Un « ôm » sans majuscule, puisque toute majuscule se trouve bannie du texte, mais cependant élevant son affirmation amoureuse à la façon du Cantique des Cantiques (« je suis la femme de mon homme »).

 Poésie incontestablement hymnique donc et non pas élégiaque. Mais si chant il y a, il prendra la forme de ce que Giorgio Agamben a appelé l’« hymne brisé » : « liturgie athéologique », la poésie moderne n’admet plus guère en effet qu’une « harmonie austère ».

Célébrant le corps de la femme aimée sous la forme de blasons disséminés au fil de ses poèmes, ltmw assume bien pourtant une certaine forme de lyrisme, « la lyrique/ la laine des mots sous la langue ». Mais si « love supreme » il y a, le chant n’est pas ici fluvial à la façon coltranienne, malgré l’allusion. Désamplifié, atonal et staccato, « chanson rase » tout en aplats, il avance plutôt sur le mode de la parataxe, en un mouvement serpentin qui s’apparente à la brusque « volte du gecko ».

Au détour du poème III, on trouve, en italiques, le mot très singulier de corn. Terme occitan d’étymologie obscure, il désigne un vers d’un type particulier dans la poésie courtoise et, selon le commentaire qu’en fait Agamben dans un livre trop méconnu (La Fin du poème), établit, au moyen de diverses homophonies, une équation entre le corps féminin et le corps de la poésie, la « construction métrique du poème ». C’est très précisément à cette équation que travaillent les poèmes en vers courts de ltmw :

 émi a gagné le poème dans sa brasse

ample et longue elle file

(…)

la transparence où je la vois

allonger son corps

est un conte lointain (…)

 On sait l’incertitude où se trouve aujourd’hui le vers quant à sa nécessité. En sa liberté qui est tout sauf arbitraire, il ne se justifie pas seulement dans ces poèmes par sa capacité à faire que jamais, grâce à l’art qui est sien de couper court, l’on ne glisse à l’épanchement. Son art de la tourne lui permet en outre de saisir en sa vivacité et sa vitesse évanouissante « l’infra-ordinaire » de la sensation. Art du tact, il se garde de surligner l’objet du désir et les mots où il affleure. Et pas davantage il ne joue de l’effet auratique que pourrait permettre l’isolement hymnique des vocables. Au contraire, chaque poème est un bloc compact. Compressé par un « déhanché minimal », il procède par quarts (ou huitièmes) de ton, par petites touches harmoniques, où s’établissent de très fines équations entre parties du corps féminin cadrées très serrées (le poignet, la nuque, le coude, le genou, la « fleur ouverte » de la fica, comme dit l’italien…) et segments hachurés du vers.

 La propension à l’hermétisme, le goût de la sensation infime n’interdisent pas toutefois, distillé en pointillés, un discours sur l’amour – sur ce qu’il en advient in dürftiger Zeit (en temps de détresse). Et s’il y a une forme de vie amoureuse suggérée par ces letters, c’est bien celle d’un couple stable, aux antipodes de la volgivaga Venus, la Vénus vagabonde de Lucrèce tant invoquée par les Modernes. Aux intermittences du cœur, les poèmes de ltmw opposent un amour qui serait « acte d’endurance » et ferait « que de la continuation continue ». Et s’il faut un chiffre, un symbole, à cette forme d’amour, c’est celui de l’appartenance (∈) que l’auteur, l’empruntant à Roubaud, retient.

Evidemment, on est là au plus loin des modalités propres aux amours homos que chante Stéphane Bouquet dans ces Amours suivants que je recensais récemment ici même. Mais peu importe, chacun de ces deux livres importants atteste à sa manière d’un réel regain de la lyrique amoureuse dans la poésie française d’aujourd’hui. La diction poétique de l’amour y est à nouveau « admissible », sur le mode hymnique (mais sans doute aussi sur le mode élégiaque du blues ou du fado), qu’elle emprunte, comme Stéphane Bouquet, le chemin du poème-conversation et du lyrisme emporté, « fluvial », ou celui, comme Emmanuel Laugier, du vers court et du lyrisme dense, césuré.

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