Marc Décimo Étant donné Marcel Duchamp par Jacques Barbaut
Étant donnés :
1° Étant donnés : 1° la chute d’eau, 2° le gaz d’éclairage,
soit l’ultime installation (un diorama) de Marcel Duchamp, révélée post mortem (1969) au musée des Beaux-Arts de Philadelphie, une œuvre conçue dans le plus grand secret vingt années durant : au fond d’une pièce-impasse dudit musée, une porte scellée de ferme en bois ceinte de briques, celle-ci percée de deux trous disposés à hauteur d’yeux ; puis, si l’on s’y risque : à travers une brèche, résultat d’une percée violente imposant un cadrage restreint, dans un décor champêtre et sous une lumière verdâtre, l’exposition/exhibition d’une femme aux cuisses écartées dans une pose inquiétante, étendue sur un lit de branchages et de feuilles mortes, et tenant à bout de bras un bec Auer allumé
2° Étant donné Marcel Duchamp. Palimpseste d’une œuvre,
soit le dernier livre en date du Régent de ’Pataphysique Marc Décimo qui, faisant preuve de pédagogie, s’attache méthodiquement, élément après élément (la porte, le sexe nu, le bec Auer, les peupliers, la rivière, la chute d’eau…), à élucider, à éclairer ce qu’il tient pour une allégorie, se frottant à un dispositif dont le titre proposerait les deux prémisses d’un syllogisme (la majeure et la mineure) qui attendrait indéfiniment sa conclusion, son inférence logique.
Désirant transformer le simple visiteur ou spectateur, en l’occurrence le « voyeur », en un véritable « regardeur » — « celui qui aurait enfin la bonne vision des choses » —, un déchiffreur tel que le souhaitait M.D., et substituer au traditionnel plaisir « esthétique » la jouissance de l’intellection, Décimo mène une enquête hypothético-déductive à la Sherlock Holmes, se livre à une récolte des indices, avec souci forcené des détails, les épinglant un à un sur son tableau d’avancement.
S’attaquant à l’une des énigmes majeures de l’art moderne de la deuxième moitié du XXe siècle qui semble avoir été conçue exprès pour défier la postérité, « cette belle salope », et inciter détectives et herméneutes du futur à phosphorer, cet essai de glose suppose de dépasser les aprioris, bienséances ou convenances — par-delà Beau et Laid —, et de ne pas se laisser berner par les interprétations immédiates, les leurres, les farces et attrapes, les fausses pistes aménagées, les illusions d’optique, l’effet Wilson/Lincoln, les brouillages de toute espèce, la confusion des genres, les égarements de l’esprit.
Étant donnés… étant considéré comme une œuvre ésotérique au sens propre en ceci qu’elle ne se suffit pas à elle-même mais exige au contraire une initiation, un travail de décryptage, voire l’appartenance à une confrérie d’initiés, une œuvre qui confine au secret, Marc Décimo, afin de trouver le fin mot (non le mot « fin »), déplie les calembours à détentes multiples, emprunte les ressources de la diachronie, Nu descendant un escalier refusé par ses propres frères (« un artichaut en train de faire un strip-tease », selon Marshall McLuhan), les readymades — Fontaine en tête —, passe par de nombreux biographèmes (sans omettre angoisse de mort et idées suicidaires), entre (hyper)réalisme et autofiction, situations vécues par Marcel avec les « femmes de sa vie » notamment, depuis ses relations avec sa mère, puis avec Gabrielle Buffet-Picabia, avec Mary Reynolds, relieuse, avec Maria Martins, sculptrice, enfin avec Alexina Sattler, dite « Teeny », sa seconde femme…
Sachant pertinemment que Duchamp, jouant avec les blancs, possède toujours un trait d’avance, le livre engage néanmoins une minutieuse partie d’échecs, jouant patiemment coup après coup avec l’installation-testament (soulevant couche après couche), nous faisant entrer aussi dans les secrets de fabrication (les moulages des parties du corps de son amante, la pose du vélin sur le mannequin, la porte rapportée d’Espagne avec l’aide de Dalí…), manuel d’instructions en main.
Étant donné que la page avant-dernière, « Du même auteur aux Presses du réel », qui indique dix-huit titres — dont l’édition des Œuvres complètes de Jean-Pierre Brisset, La Bibliothèque de Marcel Duchamp, peut-être, Le Duchamp facile ou Les Jocondes à moustaches —, prouve la très longue fréquentation de Marc Décimo avec l’œuvre de Duchamp, bonheurs quand ce professeur d’art contemporain produit en avançant des textes phares de la mythologie (« Psyché et Cupidon », rapportée par Apulée), des poèmes de Ronsard ou de Lamartine, quelques tableaux de la tradition (Ingres, David, Courbet…), ainsi que dessins, cartes postales touristiques ou humoristiques, caricatures émanant de la presse satirique (Le Charivari, Le Journal amusant…), des œuvres aussi du « marchand de sel » généralement peu exploitées ou méconnues (La Fourchette du Cavalier, Paysage fautif, Pollyperruque…).
Ce beau-livre à l’iconographie généreuse et à la mise en pages soignée s’agrémente encore de délicats cul-de-lampes et vignettes old school venant ponctuer heureusement chaque fin de chapitre comme autant de respirations : un perroquet, une coccinelle, un poteau télégraphique, un pigeon, une vulve anatomique, un porte-bouteilles, un trousseau de clefs…
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Et puisque cet objet apparaît ici congrûment, je ne peux résister à l’envie de citer in fine cette « anecdote » — qu’on dirait trop belle pour être vraie — que rapportait Jean Suquet, grand glorificateur et formidable rêveur du Grand Verre, dans Éclipses et splendeurs de la virgule (L’Échoppe, 2005) :
« Duchamp avait émis le vœu d’être incinéré. […] Le souhait fut respecté. Après la cérémonie, Paul Matisse alla chercher l’urne funéraire. Le croque-mort du Père-Lachaise la lui présenta ouverte. Sur les cendres, il y avait un trousseau de clés. Elles étaient restées dans la poche du défunt, à peine ternies par le feu du gaz d’éclairage alimentant le four crématoire. Paul Matisse décida sur-le-champ qu’il fallait les y laisser. Il fit sceller l’urne. Et Duchamp est parti en emportant les clés. »