Mon Emily Dickinson de Susan Howe par Christian Désagulier

Les Parutions

16 nov.
2017

Mon Emily Dickinson de Susan Howe par Christian Désagulier

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N’y aurait-il qu’un seul poème à lire par les temps qui courent à rebours, ce serait celui de la poète Susan Howe intitulé My Emily Dickinson..

Cela malgré la déception engendrée par la traduction française du titre qui sonne comme une surdité intempestive qu’Antoine Cazé ait cru juste de traduire My par «Mon», quand pour une fois la traduction ne supporte aucune interprétation, quand le poème de Susan Howe aurait dû s’intituler  « Ma Emily Dickinson »*..

Autre choix dont le traducteur s’est fait l’arbitre partial, traduisant a ou the poet par « le poète », quand « the poet » est une femme, la poète Emily Dickinson ? Et même deux femmes, la poète et Susan Howe écrivant un poème à sa renommée ? Voire trois, quand Susan Howe fait dialoguer de façon extraordinairement révélatrice par-dessus l’Atlantique des émigrants les deux Emily, Dickinson et Brontë dont Susan Howe écrit : « Pour moi, Les Hauts de Hurlevent est un poème. » Demain est un autre jour..

« Séparée par un océan, Emily Dickinson était isolée, inventive, ELLE, et américaine. Isolement s’écrivait de la même façon dans l’Angleterre et l’Amérique du dix-neuvième siècle, mais là s’arrêtait la ressemblance. Poe, Melville et Dickinson connaissaient tous les trois la fausseté de la comparaison. Plus tard, Wallace Stevens et Charles Olson surent que tout s’enfuit vers l’ouest, infiniment. Ancestral thème des enfants dispersés dans l’inconnu de la mémoire… » (pas sûr une fois encore que « ELLE » traduise bien « SHE » au lieu d’« UNE »..)

De George Eliot (quel prénom ne devait-on pas se choisir pour être publiée, au lieu que Mary Ann) en Elizabeth Barrett Browning, Susan Howe approche d’Emily Dickinson.. et une Elisabeth attirant d’autres « Eli Sabbath » – repos de dieu – l’Elisabeth Tudor telle que sacralisée par Edmund Spenser.. 

« Elisabeth avait bien vu que dans un monde d’autoritarisme héréditaire, le mariage était destructeur pour une souveraine...  Avoir confiance, être en sûreté, en sécurité… Souverain / Sovereign s’attarde dans la langue… La prononciation de l’anglais glisse telle un cygne par-dessus le g silencieux, pour rejoindre le n et s’évanouir au fond de la gorge. Américaine - Emily Dickinson a scindé le mot trisyllabique en deux, en écrivant Sovreign. And now We roam in Sovreign Woods – « Et maintenant nous errons dans les bois souverains »… Mot Janus, Souverain, signifiant liberté et soumission, ensorcelle infiniment… »

« Ma Emily Dickinson », est un ouvrage consubstantiel, homothétique, où le mot, le micro-vers, le tiret élevés aux dimensions d’une page prosée ou moins ou deux selon, ponctuée de trois trous noirs comme dans une cible alignés, dont la densité de pensée symbiotique n’en remontre pas mais remonte patiemment, admirablement au Poème en morceaux de papier cousus de la poète première, l’Eclaire, éclaire La et Le à coups de fusils, les écholalisent :

Les poèmes d'Emily Dickinson étant d'une prodigieuse densité polysémique, il y aura toujours des  gerbes de blé à soumettre au fléau de la traduction.. Ainsi, retour de l'aire de battage des mêmes tiges - :

My life had stood – a Loaded Gun –
Ma vie passa - Fusil Chargé – ( / Ma vie passait – (tel) un Fusil Chargé - )
in Corners – till a Day
dans un Coin – puis un Matin ( / aux Coins –  jusqu'à ce qu'un Jour = quand un Jour = puis un Jour )
The Owner passed – identified –
Le Propriétaire vint – m’identifia – (  / le Possesseur = le Détenteur = le Maître passa - reconnu = repéré = remarqué / me reconnut  / visa... )
And carried Me away -
Et M’emporta au loin – ( / Et M’emporta (ailleurs) )

...

 

la traduction d'Antoine Cazé est à rapprocher de celle de Claire Malroux (BELIN, 1989) qui opte pour :

 

Immobile ma Vie - Fusil Chargé -
Dans un Coin - puis un Jour
Le Maître passa - Me reconnut -
Et M'emporta -

...

 

Et de celle de Françoise Delphy : "Ma Vie était – un Fusil Chargé –" (FLAMMARION, 2009) , toutes propositions sur lesquelles on laisse le lecteur se courber.. 

 

Il en va de l'exercice de la traduction - fut-elle "inclusive", comme de l'emploi du langage épicène et singulièrement dans le cas d'Emily Dickinson.. 

 

Il s'agit de ressentir, d'accepter les piqûres d'aiguilles contenues dans la paille des mots étrangers, dans leurs inconscientes, neurales, engrammées interactions phoniques et graphiques, lesquelles aiguilles se confondent souvent avec la paille elle-même, quand mots et interactions ne sont pas pensées en langue maternelle : des aiguilles de la même marque que celles dont Emily Dickinson se servait pour coudre ses recueils manuscrits.. 

My life had stood – a Loaded gun – fut écrit pendant la guerre de Sécession, poème-cartouche de ce loaded gun qui se trouva là, dans ce coin de Nouvelle Angleterre où la pression de refoulement consensuel des natives et natifs, s’ajoutait au clivant esclavagisme africain, lesquels conflits conflictuels entre eux, n’en disent pas moins la vie d’une femme rentrée dans l’ordre des mots Native, Esclave, Sécession..

Quand toutes les tâches du jour seront à répéter à rythme de prières demain, ce qu’en mots, la poète traduit quand tout le monde, mère et père, sœur et belle-sœur et frère et domestiques de la grande maison et visiteurs dont elle a la gestion, quand tout le monde, le Monde est parti se coucher, s’endort, dort et dort encore – ramassant les mots, les ramassant la nuit pour ne pas se perdre en rentrant se lever à la maison - poèmer égale traduire la nuit, accueillir et protéger les mots fugitifs..

Qu’est-ce qui fonde le mystère de la coupante beauté des poèmes d’Emily Dickinson, à couteaux-tirets, à Majuscules-forêts, dont le poème de Susan Howe nous fait toucher le sens, et nous touche ce faisant, dont les mots des poèmes sont comme de petits oisillons au nid du Poème ? Oisillons de futures aigles chasseresses – lesquelles sont féminines au pluriel comme s’il en fallait « plusieures » pour faire « un » – auxquelles nous donnons la becquée pour faire Une ce lisant..

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* La règle de grammaire qui veut que devant un nom féminin commençant par une voyelle, les adjectifs possessifs ma, ta, sa soient remplacés par mon, ton, son pour des raisons euphoniques ne prête pas qu’à ahaner.. Pourquoi tel arbitrage, toujours dans le même genre, quand l’élision jusqu’au XIIème siècle selon Grévisse (Le bon usage, le « bon » usage..) et Damourette & Pichon (Les mots dans la pensée, « les mots dans la pensée »..), remédiait à l’hiatus s’il heurtait l’oreille, m’amie ? 

 

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