11 déc.
2008
Mort d'un jardinier de Lucien Suel par Jacques Barbaut
une vie une œuvre
Comme l'on prétend qu'un homme qui se jette par la fenêtre voit - très précisément mais en condensé -, pendant le temps qu'il met avant de venir s'exploser sur le bitume, toute sa vie défiler, le jardinier de Lucien Suel, foudroyé par une crise cardiaque dans son jardin potager - tandis qu'il levait haut le manche de hache destinée à fendre le cœur d'un rondin -, repasse par les myriades de souvenirs - sensations, émotions, indignations, imaginations, rêves, hallucinations (« tu entends les hippopotames amoureux s'ébrouer dans le marigot au pied de la colline »), bonheurs et cauchemars - qui ont constitué depuis sa naissance sur la table de la cuisine familiale son agrégat d'atomes, en attendant l'issue qui ne manquera d'être fatale.
Encadré par les quatre trompettes de l'Apocalypse - tu as nommé Louis Armstrong Don Cherry Miles Davis Dizzy Gillespie -, ce roman - ou récit d'anticipation -, à la chronologie primesautière, écrit entièrement à la deuxième personne du singulier et pour la majeure partie au présent de l'indicatif, récapitule une existence humaine, constituée de la ribambelle des réminiscences, danses, musiques, livres, voyages, baignades (utérus, baignoires, rivières, cascade, mers... ), en charriant dans sa brouette la récolte de ce qu'il a semé : 45-tours et vieilles photos, moulins à café et pompe à bras, ritournelles et bagatelles, limaces à tête de chat et moues de veau, détails, anecdotes, je-me-souviens et listes de noms (de modèles automobiles, de toutes les boissons ingurgitées, des innombrables variétés de salades, carottes, pommes de terres ou poireaux cultivés).
Accueillant faune et flore, vers de terre et poésie beatnik - sans omettre sa délectable recette de la carbonade à la bière, accompagnée de ses frites croustillantes -, cet immense monologue intérieur constitué de vingt-trois (quel autre chiffre possible ?) chants à la métrique impeccable retrace - non sans surgissement des miracles (« un faisan caché derrière une rangée de choux de Bruxelles démarre soudain à la verticale dans un bruit de moteur d'avion qui te fait sursauter, tu poses doucement la main sur ta poitrine pour calmer ton cœur »), où les sillons tracés à la houe se haussent à la dimension d'une chaîne de montagnes rectilignes entre de vertigineux canyons -, sur le mode hum(us/our) (« tu n'as pas besoin de croire aux soucoupes volantes, il te suffit de considérer la levée d'un semis de cornichons pour être plongé dans des abîmes de perplexité »), le passage terrestre d'un homme - dont le « corps immobile se déplace néanmoins dans la galaxie à la vitesse de trente kilomètres par seconde » - singulier, c'est-à-dire universel, « né en 1948 dans les Flandres artésiennes où il vit toujours ».