Negro Anthology de Nancy Cunard par Christian Désagulier
Cassez votre tirelire, revendez les livres que vous ne relirez pas ou que vous ne lirez jamais, procurez-vous la Negro Anthology ! Ou si vous êtes impécunieux, consultez le passionnant numéro de Gradhiva 19/2014 publié à l’occasion de l’exposition intitulée « L’Atlantique Noir de Nancy Cunard. Negro Anthology 1931–1934 » qui se tint au musée du Quai Branly et que l’on peut consulter in extenso ici https://journals.openedition.org/gradhiva/2766 et ici le sommaire :
https://journals.openedition.org/gradhiva/2814
Et si vous ne lisez pas la langue anglaise, vous serez passionné par l’iconographie de la Negro Anthology laquelle n’est jamais strictement illustrative, ajoute des effets de réel si l’on doutait de ce que les mots signifient, et constitue la moitié du livre : dessins, photographies et reproductions de documents de toutes sortes, artistiques, sociologiques, historiques et littéraires jusqu’aux partitions de chants africains et de blues.
Livre imprimé à 1000 exemplaires dont le fond entreposé à l’imprimerie de sa résidence dans l’Eure fut détruit lors d’un bombardement en 1940 : livre historique devenu un ouvrage de collection que voici comme sauvé du feu par les Nouvelles Editions Place.
Ce facsimilé in-quarto de haute-fidélité à l’épaisseur biblique est un livre de poids. Son poids n’est pas uniquement le résultat du produit de l’accélération de la pesanteur terrestre (9,81) par la masse de ses constituants sélectionnés, magnifique de cohérence formelle. Ce qui en fait le poids ne résulte pas au premier ordre de son grand format obligatoire compte tenu du choix d’exhaustivité et de précision anthropologique des savoirs traversés à la profondeur océanique de ses 912 pages.
Non !, grand format car à l’échelle du continent africain dont la superficie est peu ou prou équivalente à la somme de celles des Amériques du Nord et du Sud ajoutées à celle de l’Europe de l’Ouest, c’est-à-dire à celles des pays colonisateurs, du Portugal renaissant, de la Belgique et la France, du Royaume-Unis avec l’Allemagne et l’Italie du Traité de Berlin ; superficie africaine à laquelle il conviendrait d’ajouter celle de la destination finale des déportés africains où vivent les descendants des survivants : un ouvrage isomorphe à la superficie du peuplement africain sur Terre.
Nancy Cunard, devient après la passion Louis Aragon la compagne d’Henry Crowder, pianiste de jazz à qui l’Anthology est dédié : il sera son initiateur à la cause aframéricaine et le détonateur de son engagement pour l’émancipation des « noir/e/s », laquelle n’est pas une couleur mais une absence totale de couleur à la façon du corps noir en sciences physiques, absence que les êtres humains ont en commun, comme-un, obscurément, intérieurement.
En angloreupéenne consciente qu’elle ne pourra pas échapper à des formes d’essentialisation compte tenu du caractère récessif des stéréotypes que le colonialisme a greffés jusque dans nos cellules, Nancy Cunard, dont la signature revient en tant qu’auteure de poèmes, de reportage et de traductrice, va canaliser ce travers consubstantiel à son appartenance tribale de grande-bourgeoise fût-elle en rupture de classe, en construisant son poème anthologique à partir de contributions confiées dans leur grande majorité à des écrivain/es, musicien/es, artistes, sociologues, journalistes, professeur/es, économistes de couleurs pigmentées d’Afrique, africain/es, aframéricain/es, afrofrançais/es augmentées de quelques peaux roses : leurs portraits photographiques en témoignent pour lever les doutes réflexes.
La Negro Anthology recueille toutes les formes d’expressions sur tous les sujets touchant la cause africaine devenue une cause du moment que l’européen y a posé le pied pour des histoires d’or et de religion. Karl Marx date la première mitose du capitalisme bactérien du premier jour de la colonisation africaine : nous y sommes encore...
Remontant aux origines de l’Histoire du continent jusqu’à ses extensions américaines, en dépit de ce qu’en dit Hegel, laquelle Afrique a beaucoup inventé, la métallurgie du fer chez les Mossi, du bronze chez les Yoruba, en dépit de ce qu’en disent Aimé Césaire et Léopold Sedar Senghor que la raison serait grecque et la sensation nègre, la belle justification colonialiste, raison et sensation que de nombreux articles de l’Anthology contredisent rationnellement et sensationnellement – poétiquement –, décrivant ses Empires et leur décadence à l’arrivée des premiers galions avant que la décadence des empires colonialistes ne commence.
La Negro anthology illustre ce que notre époque moderne a appelé l’Art Africain qui n’existe pas, ses représentations plastiques, masques et statuaire, en bois ou bronze, sans lesquelles l’art de Picasso ne serait pas ce qu’il est, pour aboutir aux conséquences de cette Histoire que l’on pouvait dresser en 1935, l’esclavage aboli, mais pas la ségrégation ni la discrimination économico-raciale, partout : nous y sommes encore…
La Negro Anthology est conçue dès 1931 dans la poussée de la Harlem Renaissance dont témoigne la revue FIRE !1926 (Feu !1926, Ypsilon éditeur, 2017), réalisée par des artistes aframéricain/es exclusivement et dont on retrouvera tous les noms dans l’Anthology et bien d'autres de créateur/es et penseur/es méconnu/es ès arts et sciences humaines qui sont aussi exactes que les plus exactes pourvues que le poème. Bien sûr celui de Langstone Hugues et bien sûr celui de Zora Neale Hurston, anthropoète et reporter – repoeter. La femme de théâtre procédera à la transcription de l’anglafricain parlé au « Congo américain » que le Mississipi irrigue, dans l’intuition que l’émancipation viendra de l’ennoblissement poétique du créole de Harlem à l’écrit. S’ajoutent des contributions anglafricaines entre lesquelles se glissent les noms de William Carlos William, Louis Zukofsky, Benjamin Péret, René Crevel, Rabea Rivelo, ces dernières françaises traduites par Samuel Beckett et l'inhibitable Ezra Pound :
« The lake of an edition of an anglo-saxon version of Erlebte Erdteile (from Leo Frobenius) I can only take as indication of the bestial idiocy of all American and English book manufacturers, sellers and parasites, and as a monument to the utterly unfathomable degradation and imbecility of our university system which makes no provision for works of general and fundamental interest…» (il n’est point besoin de traduire…)
1935, l’époque n’est pas encore à la prise de conscience que la langue est le vecteur de plus grande norme de la domination, que le travail des Maîtres d’école expatriés, avant celui des Marchands, qui sont des chirurgiens du cerveau quand ils ne sont pas également des Missionnaires religieux (la fameuse règle des 3 M…), consiste à opérer un « renversement » des valeurs, le langage référentiaire ouvrant le ciel au mystique, et à adresser les plus brillants des élèves reconditionnés aux Ecoles Normales pour qu’à leur tour ils diffusent la bonne parole : il n’y a pas de meilleur maître que celui qui a baisé la main du sien.
L’époque n’est pas encore à la prise de conscience que rien ne changera en Afrique tant que la langue mère, celle de la pensée native, vernaculaire n’aura pas chassé l’apprise, la véhiculaire avec arcs et flèches de la création littéraire aux pointes de poèmes. Décolonisation culturelle que Ngugi waThiong'o appelle de son espoir qui n’interviendra pas et continuera d'oblitérer tout développement de quelque nature qu’il soit tant que les intellectuel/le/s africain/e/s écriront et pour certains en en chantant les louanges, dans la langue référentiaire de l’ancien colon (référentiaire, mystique, vernaculaire, véhiculaire : j’emprunte les termes à Henri Gobard, L’aliénation linguistique, analyse tétraglossique, préface de Gilles Deleuze, 1976) - ce qui l'oppose aux nigérians Chinua Achebe ou Wole Soyinka et aux écrivains africains de la nouvelle génération qui écrivent en anglais (i.e. en français) se disant préoccupés essentiellement de style, sauf que le style qui est "l'homme même (Buffon)" est donc politique, et que cela acte une victoire mentale où les sévices corporels, dont Rome feint de battre encore sa coulpe, laquelle ayant lue Edward Gibbon (gibbon est aussi le nom d'une famille de primates...) auraient été substitués par l’aide déresponsabilisante au développement – pas si gibbon que cela tout compte fait, sachant qu’il n’y a pas d’aide sans contrepartie, et que la contrepartie de la langue, c’est l’âme : ce contrat faustien tacite parfaitement argumenté dans Decolonising the Mind : The Politics of Language in African Literature, 1986 (Décoloniser l'esprit, La Fabrique, 2011) : nous sommes loin de Césaire et Senghor...
Après Ngugi wa Thiong'o écrivant au kikuyu, des écrivain/es en wolof au Sénégal conquièrent un nombre croissant de lecteur/es sans commune mesure avec le nombre de lecteur/es de leurs cousin/es francophones, qui par ailleurs feraient d'excellents traducteurs du wolof ou du peulh si jamais ; au Rwanda, conséquence du génocide, la française est remplacée par l’anglaise comme langue exclusive d'enseignement - l'anglaise n'a-t-elle pas la prévalence chez nous en seconde langue à l'instar de beaucoup ailleurs dans le monde ? , en tant que langue froide, véhiculaire, pour servir d'esperanto entre les nations, si l'on veut bien se souvenir que nation vient du latin natio désignant les enfants d'une même mère, une même portée comme on dit en musique et partageant la même langue maternelle, la langue du poème...