Nous autres à Vauquois d'André Pézard par Christian Désagulier
A mes amis qui sont morts
Telle est l'épigraphe de l'ouvrage d'André Pézard, un livre qu'il a voulu pour faire la renommée, pour renommer dès 1918 ceux tués tus qui n'ont pas comme lui survécu à la guerre de 14, survécu comme lui doté des moyens artistes de maîtrise de la langue..
En effet, à peine reçu au concours de l'Ecole Normale Supérieure en juillet 1914, il est mobilisé en août et commence à tenir un journal de guerre dès janvier 15 en route au front de l'Est..
Et c'est dès lors, à jambes, bras et tête que ce journal de guerre des tranchées d'où l'eau sourd de partout et boue les trous, nous fait voir, entendre, sentir, et sentir avec le nez beaucoup, le froid, la soupe, la merde et la vermine, avec la peau que tout fait perdre le toucher, la mangeaille le goût, en temps réel des jours après nuits consignés aux carnets, dans des termes hautement sensoriels - dans la mobilisation de tous les sens et toutes les capacités sémantiques à fonction de se pincer pour dire le RÉEL....
Tout cela n'est pas que de la littérature naturaliste. Tous les moyens sont bons que justifie la tentative de VÉRITE pour faire monter coûte que coûte le lecteur au front, en joue seulement des mots, garder MÉMOIRE de ceux qui ne sont plus là.. André Pézard s'en explique dans une grande lettre adressée à Jean Norton Cru en réponse à l'ouvrage que ce dernier lui a consacré et dont un extrait fait l'objet de la postface :
"... J'ai donc rempli mon gros carnet, et deux ou trois autres après, de notes au crayon et au stylo, griffonné n'importe comment, et partout. Un échantillon des moins tripatouillés est du 20 sept 16... J'écris d'après mes souvenirs. Autrement dit je ne donne qu'un reflet. Or celui qui écrit ses mémoires se propose généralement de donner l'impression du vrai, de mettre, par son récit, le lecteur dans l'état d'esprit où lui, témoin, était, en présence du fait. Il s'agit donc premièrement de retrouver dans mes souvenirs la partie charnue, solide, celle qui cogne dans les yeux, le nez et le reste..."
Voici pour alimenter la querelle des modernes contre les naturalistes..
Traducteur de ce terrain miné pas à pas, André Pézard nous emmène aux assauts comme aux boyaux sous les tirs d'en face jusqu'à l'ensevelissement, vivants sous morts..
Toutes visions que nous superposons malgré nous à celles qui sont stockées dans notre mémoire, d'après les photographies ressorties toutes les commémorations pour dire les offenses qui furent faites à la raison, lesquelles furent réitérées une seconde guerre d'Europe et puis encore en Algérie, en Indochine et puis et toujours en Afrique..
Il faut bien se SOUVENIR qu'à l'arrière en 18, on n'avait des souvenirs que de propagande et une idée de la RÉALITÉ que de celle que s'en taisaient des survivants mutilés, dehors comme dedans.. Il y avait urgence d'hommage à rendre aux amis morts et de faire connaître à ceux d'arrière la VÉRITÉ de cette guerre massive..
André Pézard parvenait extraordinairement à jeter des éclairs de réalisation sur ces combats qui excédaient l’imagination, officiant des soldats conscients d'être les fossoyeurs de leurs propres tombes, approchant la bougie près d'hommes cassant une croûte de pain, s'étourdissant d'un verre de rouge d’étrange eucharistie avant le dernier assaut, qui vont probablement mourir du plomb refondu des petits soldats auxquels jouent les généraux..
Et quand les mots manquent, non que la parole se soit perdue aux extrêmes mais par un brusque afflux engorgent ou que ceux qui viennent entrent en butée de sens, il demeure la musique, dont le carnet conserve les airs notés aux portées en clé de sol, de ces filets d'air qui vibrent à l'arrière gorge et aux fosses nasales, qui aident à continuer de respirer..
20 septembre 1916
J'ai couché (?) cette nuit, sous les planches qui s'égouttent... A deux heures du matin, dormant mal à cause de la température basse, j'entends de singuliers bruits, dehors... Je me lève pour aller danser un peu à l'air. Les Boches lancent sur notre cote et les environs des tas d'obus, dans les basses pentes surtout... Ils arrivent en sifflant tout doucement, avec une trajectoire très courbe, dirait-on, et fatiguée, à bout... Je rentre, impossible de dormir. Ce bruit de petits obus, dehors, me rappelle des clapotements de pendeloques lentes, des chocs flottants de bouteilles qui grelottent dans l'eau d'un baquet. Trois heures du matin : "Mon lieutenant, alerte aux gaz !"...
Je ne respire plus sous ce masque ; la poitrine me cuit ; un goût d'huile chaude et de poire gâtée m'encrasse la gorge, à vomir. Sans réfléchir j'ôte mon masque. Houpp ! je me noie, les gaz m'ensanglantent les muqueuses, ; les yeux me sortent de la tête, la toux manque de me l'arracher des épaules..."
Et la nostalgie de ces transcendantes fraternités sociales nées au feu craché des bouches n'est pas le moindre des sentiments éprouvés une fois de retour à la norme, comme André Pézard confie dans sa lettre à Jean Norton Cru..
On connaît sa traduction de la Comédie de Dante, laquelle surpasse toutes celles qui la précédèrent, même si celle de Lamennais de clarté française parvient à pénétrer la banlieue des cercles et celle de Jacqueline Risset notre dernière en date de justesse essentielle..
Et quand André Pézard, italianiste hors pair devenu, parvenant à transposer le poème italien dans une langue française réinventée, aux mots et à syntaxe sonnants de même époque dantesque, dans l'idée de faire éprouver au lecteur la même étrangeté qu'un italien qui lit Dante aujourd'hui, on ne peut qu'être frappé du génie créatif en action tous les vers : poète..
Nul que lui qui l'a connu, ne pouvait mieux traduire l'Enfer, consacrant tout un livre au Chant XV, intitulé explicitement Dante sous la pluie de feu, nul mieux que lui traduire le Purgatoire entre les guerres des mondes qui suivirent la der des der, ne pouvait mieux traduire ce qu'est le Paradis dont Béatrice est l'autre nom de la DESTRUCTION :
Ond’io per lo tuo me’ penso e discerno
che tu mi segui, e io sarò tua guida,
e trarrotti di qui per loco etterno,
ove udirai le disperate strida,
vedrai li antichi spiriti dolenti,
ch’a la seconda morte ciascun grida;
J'avise donc pour ton bien et je loue
que tu me suives ; et je serai ton guide
te hors-jetant d'ici par lieux éternes
où s'entendent les cris du désespoir,
où se voient les dolents esprits antiques
dont chacun hurle à la seconde mort