P'tit Quinquin de Bruno Dumont par Jacques Barbaut
— In va commencher par le commenchement parce qu’ici ch’est une affaire univerchelle et faut pas se lécher dépacher par ches chentiments Carpentchier, hein, bordel ! (p. 36)
Constituant si l’on en croit le premier rabat de couverture le scénario définitif, dit « de tournage », d’une mini-série de quatre épisodes (52 min) écrits, dialogués et réalisés par Bruno Dumont, sélectionnée à la Quinzaine des réalisateurs du Festival de Cannes 2014 et diffusée sur Arte en septembre, élue « meilleur film de l’année 2014 » par les Cahiers du cinéma en décembre, P’tit Quinquin, s’ouvrant comme il se doit par le refrain de quatre vers, ou « quatrain » — Dors min p’tit Quinquin / Min p’tit pouchin, min gros rojin / Te m’ f’ras du chagrin / Si te n’dors point ch’qu’à d’main —, de la berceuse due à Alexandre Desrousseaux — « ch’est l’hymne ed’Lille, et tout bonnemint chti des gins de ch’Nord » —, écrit sans aucune sorte de jargon technique inhérente aux conventions cinématographiques, représente sans doute aucun le livre de ma rentrée littéraire, donc poétique (« je souligne »).
Impossible de rendre le ton de ce livre, loufoque et grandiose, véritables Noces du Ciel & de l’Enfer, sans en citer un échantillon d’une douzaine de lignes, extraites du premier chapitre, « L’bête humaine » — de la grâce à la crasse et vice versa, ciel et cul par-dessus-tête :
Il fit un tour du regard pour considérer l’environnement : la falaise, la plage, la mer et finit par le ciel, marquant un temps, avant de revenir à l’orifice animal et confier ces paroles :
— Cht’enculé, Carpentchier, y nous r’nargue…
Le commandant regarda une nouvelle fois le ciel et cela rendit ses propos abscons aux yeux et oreilles de Carpentier qui alors le regarda aussi.
— Y nous r’garde, commandant ? Vous croyez que ch’est d’là-haut que qu’ça vient, c’t’affaire ?
Interloqué, Van der Weiden regarda son lieutenant regarder le ciel, fit de même et revint à lui.
— Carpentchier… C’trou de balle, ichi : y nous « nargue » ou y nous « r’garde » ? (38)
Dialogué en un patois du nord de la France, riche en chuintantes, tendance « picard maritime », cet « improbable scénario », dont le point focal est un hameau — la ferme de Zuphen qui de son talus dominait le vallon de l’Enfer et, de part et d’autre, d’ardent coteaux soulevant de leurs crêtes un ciel tout-puissant, grande voûte de cette humble terre, branloire qui ondoyait et là se fracassait dans la mer (12) — du village d’Audresselles, Pas-de-Calais, de quelque 700 habitants, bourgade de la côte dite « d’Opale », blotti au creux de falaises du bord de la Manche, entre Boulogne-sur-Mer et Calais, situé à proximité immédiate du cap Gris-Nez, point du littoral français le plus proche de l’Angleterre — raison pour laquelle ses dunes sont hérissées de dinosauriens blockhaus de béton armé —, plages, paysage et panorama, le « scénario », dis-je, puisque « intrigue policière » il devrait y avoir, débute par la découverte du cadavre démembré d’une femme à l’intérieur de la carcasse d’une vache — in vaque folle —, cet habituel ruminant lui-même trouvé à l’intérieur puant et tagué d’un bunker nazi — une épave.
Chevaux de trait modèle « boulonnais », goélands à foison, baraque à frites, concours de chant, double procession des majorettes et de l’Harmonie municipale, la gendarmerie nationale dynamitée, le clergé catholique explosé, idiot du village, demeurés ou handicapés mentaux, grenades non dégoupillées de la Deuxième Guerre, achachinats en série (ou plutôt : leur parodie), racisme ordinaire, terrorisme de carton-pâte — « Tous ches p’tits z’Arabes qui pètent les plombs tellement qu’in les aime pas ! » (126) —, les journaleux descendus de Lille ou de Paris excités comme des « mouques à brin qui ont peur des vaques », fosse à purin et cochons mangeurs d’hommes — le tout couronné par une histoire d’amour décalé entre deux enfants de 10 ans : P’tit Quinquin, gamin au crâne blond rasé de près, servant de messe, chef d’une bande de trois, visage asymétrique, bec de lièvre et appareil auditif, et Eve, sa « première femme », bugle à la fanfare, son amoureuse.
— Tuer des gens dins des animaux : dins leur corps, dins leurs excrémints, mais ch’est quoi choa ! Ch’est pire que tout, ch’est pire qu’ la Shoah !
Aux hauts degrés du mal, Van der Weyden était parvenu, de proche en proche, à de nouvelles voies, hors de la rationalité de l’investigation criminelle qu’on lui connaissait et qui avait évolué dans des champs irrationnels et des sphères supranaturelles dont il paraissait dorénavant coutumier, sinon du moins à des succédanées auxquelles l’aiguillon de sa conscience l’inclinait. (140)
Bruno Dumont, passant cinématographiquement parlant de l’austérité contemplative, mystique, la plus assumée à une saine et pure déconnade, a valorisé le ton clownesque de sa série qu’il qualifie de « tragico-comique » : « Je voulais offrir une parodie des Experts », qui cite pour la pantomime les registres de Buster Keaton, de Jacques Tati et de Jerry Lewis, mais aussi « l’inquiétante étrangeté » de Twin Peaks, est parvenu dans sa version filmée à apparier le réel le plus âpre avec le genre burlesque, précisant lui-même avoir voulu exploiter toutes les ressources de la comédie — « Le cinéma muet a toujours été ma nourriture » : bouffonnerie, absurde, grotesque, cocasse, tics et grimaces, carnavals flamands, gags, déraillements, peaux de banane, chutes et jeux de mots…
… Pour quitter cette fable gnostique qui louche vers le fantastique, la citation intégrale du dernier paragraphe de la dernière page, un renversement vertigineux des perspectives, une échappée optique — un pur éblouissement :
— Allez, v’nez ! J’ rigole ! conclut le commandant, plein d’allant.
Roger Van der Weyden et Rudy Carpentier quittèrent la cour et Zuphen, sous les yeux dingues de Dany planté derrière eux et de ceux rudes et virils de P’tit Quinquin et d’Eve qui avait sorti sa joue rosie du torse de son amoureux et illumina enfin de ses prunelles la douce efflorescence humaine montée de sa vulve à l’ensemencement et à la réjouissance de tout le tremblement. Le soleil éclaira tout.
Bruno Dumont, cinéaste fêté — prix Jean-Vigo 1997 (La Vie de Jésus), deux fois Grand Prix du Jury du Festival de Cannes (1999, L’Humanité ; 2006, Flandres) —, dont on se plaît à souligner la culture philosophique — souvent qualifié hâtivement de « cinéaste métaphysique » —, se révèle aussi, avec autant de phrases acrobatiques et risquées qui se raccrochent toujours miraculeusement aux branches, autant de périodes à la syntaxe brinquebalante — « tordue » comme chacun des « emplois » endossés par ses acteurs non professionnels — et pourtant irréprochable, de Bernanos à Jarry, donc — un grand écart —, par la grâce de ce mince livre en prose, se révèle, dis-je, un très grand… poète.