parler aux frontières de David Antin par Christian Désagulier
C’est un poème si je dis qu’il l’est depuis qu’en réécoutant dans la voiture la cassette d’une intervention de David Antin sur le thème « Que signifie faire de l’art à notre époque », nous sommes en 1972, à l’Olloma College (Los Angeles), son épouse Eleanor retour à Solana Beach (San Diego) lui aurait dit : « mais, c’est un poème ! », comme désormais la légende le raconte.. Un poème qui sera qualifié de talk poem, « poème parlé » comme il est désormais courant de le traduire.. Nous sommes à l’époque des avant-gardes dont David Antin fera également un talk poem : « Ce qu’être d’avant-garde veut dire ».. Un poème ? Question de définition, une définition possible de ce que le poème est, talked comme toqué, sachant que le poème est tout sauf ce qu’il n’est pas..
Et que soit vrai ou faux ce qui survint sur la old highway 395 demeure au fond sans importance, les pays n’ayant plus de légendes étant condamnés à mourir de froid (Patrice de la tour du Pin), et cela, cette extinction en claquant des dents, qui serait alors dévolue à notre planète, une dernière chance..
Dans l’absolu, la traduction par « poème parlé » ne rend pas compte de l’expression talk poem, mot à mot « parler poème », parler de poème.. talked poem, « poème parlé », n’est pas juste non plus puisqu’il nous est proposé de lire sur le papier quelque chose dont la composition fut poursuivie oralement sur un mode dynamique, en temps réel, soluble dans l’air s’il n’y avait pas le magnétophone, et que la fixation de sa qualité de « poème » n’a pu intervenir qu’à l’issue de son énonciation, sauf à considérer que parler poème..
Un parler poème qui repose sur une faculté d’improvisation spectaculaire que David Antin était réputé avoir, tenant l’auditeur en alerte et dont l’intelligence ironique surprend le relecteur de la transcription de ses talk poems : improvisés, enregistrés en direct, retouchés à la réécoute et à la réflexion, littéralement augmentés, les phonèmes transformés en graphèmes – ne pas oublier que David Antin était également linguiste - agencés sous forme de livres, les talk poems publiés représentent environ 10% de la production de David Antin sur 30 ans.. Ainsi dans Talking to the Boundaries on lira l’une des quatre anthologies composées de talk poems à laquelle le « parler aux frontières » donne son titre original**..
La question de la mémoire des récits, des théogonies comme des fables, à l’origine de l’invention de la rhétorique, tous romans de fondation, se résout par la transmission orale jusqu’à la naissance des écritures qui mirent bientôt aèdes, bardes et griots au chômage mais suscitèrent le nouveau métier de scribe - on ne sait si la courbe d’accroissement du chômage fut alors inversée – ainsi que la secte des lecteurs : oralité et littéralité sont au cœur des talk poems de David Antin - les écrits s’envolent, les paroles restent..
Et pour se souvenir de la légende ou bien de tout ce que l’on voudra d’édifiant à toutes fins utiles et le reproduire mimétiquement – Aristote est une des références du poète, avec Ludwig Wittgenstein - pour offrir des manilles aux cordes vocales de la mémoire, rien de telles que l’assonance, l’allitération, la rime – la mélodie fût-elle atonale – et le rythme - fût-il à contretemps - : le chant.. Repères prosodiques que toute langue possède consubstantiellement, parce que fondée sur le traitement pneumatique de l’air au cours de la respiration qui est la vie, sur l’air et sa vibration aux passages de l’archet de l’air, de l’archère sur les cordes tendues dans le fond de la gorge.. Et si l’instrument phonatoire ressemble à une vulve*, il n’en ressemble pas moins à un gland en forme d’ « e » en projection de face, dont la proximité de forme anatomique confirme la similarité de rôle des organes éjaculatoires et jaculatoires..
D’où le poème sitôt que la parole voisée ou graphée consciencieusement, dont toutes les traditions et les innovations dans les arts du langage prennent acte, que toute profération présentifie : je parle donc je chante, je parle donc je jouis..
Chose que le talk poem de David Antin prend à gorge le corps, le poème latent sitôt que la parole, improvisant jazzistiquement, à l’invitation de telle ou telle université, centre de poésie, musée d’art, galerie, à l’occasion d’un cycle de conférences, d’un séminaire, d’une exposition, à laquelle il aura répondu « présent » et « parler » sur le thème qui lui aura été suggéré ou qu’il aura choisi.. Improvisant pas tout à fait mais suivant la méthode de Simonide de Céos revisitant la maison éboulée de Scopas pour identifier des corps écrasés à la suite d’un tremblement de terre, telle que Frances A. Yates en raconte la légende dans L'art de la mémoire.. La recrudescence des cyclones devrait amener chacun-e à s’approprier la méthode..
C’est-à-dire que le poème n’est pas totalement improvisé – « improvoisé » - mais que David Antin a préalablement activé certaines zones de son cortex cérébral suivant le thème dont il aura à « parler », pour que phosphorent les aires cérébrales dans la nuit de son imagination le moment venu d’avancer dans le noir.. Il appartient à cette génération de bardes qui prouvent en parlant que l’inspiration est affaire de connexions synaptiques, l’affaire d’un corpus de savoirs mémorisés que le parler avec la bride sur le cou interconnecte.. C’est-à-dire plus précisément que la pensée en action est produite par, tout autant que le produit de, ces réactions d’oxydoréduction en chaîne, celui d’un courant électro-poétique..
A cet égard, Talking to the Boundaries peut être traduit par « parler aux frontières » si l’on accepte que David Antin « parle aux limites » de tous les domaines du savoir, des sciences exactes et humaines, mettant en branle et rapprochant des connaissances ressortissant à l’astronomie et l’économie, à l’esthétique comme à la sociologie et l’anthropologie – c’est un érudit modeste – « parlant » à partir d’expériences de la vie quotidienne.. Exploration souvent malicieuse et minutieuse de ces zones de recouvrement en forme de trèfle d’un diagramme de Venn – ne pas oublier que David Antin fut ingénieur – dont la forme parlée augmenterait la probabilité de faire des découvertes, comme celle d’un trèfle à quatre feuilles par exemple..
Éclectisme de la recherche de soi dans le monde qui fait école mais buissonnière, qu’il partage avec d’autres poètes nord-américains qui écrivent avant de se relire comme Ron Silliman dont le protocole est inclus dans la recherche, sa « limite ».. Il s’agit ni plus ni moins d’imprimer un style à l’existence, de chercher à donner du sens à la vie et pour ce qui concerne spécialement David Antin, de tuer le temps en « parlant » puisque quand on lit, le temps est déjà mort.. « parler aux frontières », oui, si l’on accepte de parler « à la limite », si l’on accepte à la limite de « parler », sachant que se taire serait encore plus raisonnable, au lieu que par l’effet de lire ou de réciter, tout poème se transforme en vain bouche à bouche, voire en oraison funèbre anticipée pour conjurer le trou de mémoire..
Les talk poems de David Antin seraient donc bien, tous et le même chant panégyrique et ces prises de paroles improvisées – sachant que l’improvisation, comme en jazz, ne s’improvise pas – ce « prendre la parole » serait ce tour de force, le moyen par lui trouvé pour déjouer la mise en scène mortifère de la lecture en public comme il l’explique dans une interview***, et la concrétisation mutique des talk sous forme de livre, la démonstration par l’absurde de ce cérémonial – il avoue son admiration pour la composition silencieuse 4’33 de John Cage..
A cet égard, le talk poem ne peut que pratiquer l’autoréférence gödelienne, c’est-à-dire que les talk poems, structurés sous une forme apparentée à celle d’un cadavre exquis, ne peuvent que « parler » des talk poems sans jamais parvenir à conclure : qu’est-ce que je fais ici ; est-ce le bon endroit ; parler aux frontières ; mémoriser, enregistrer, représenter ; l’invention des faits ; la sociologie de l’art ; une occasion privée dans un lieu public ; un espace plus privé..
Et David Antin de rejoindre le banc des poètes-pilotes du requin le futur..
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* .. comme le fait remarquer Patrick Beurard-Valdoye dans Le vocaluscrit venant de paraître chez Lanskine que l’on peut écouter « narrer » un extrait là https://vimeo.com/233185909 dont le poème à David Antin dédié..
**..tandis que paraît aux éditions future, « Essais choisis sur l’art et la littérature 1966-2005 », s’affranchissant du titre original Radical Coherency, « Cohérence radicale », titre de l’un des plus inénarrables talk poems de David Antin – ah, cette déambulation dans un supermarché de Los Angeles avec sa mère à la recherche d’un soutien-gorge !
***..Talking and thinking : David Antin in conversation with Hazel Smith and Roger Dean - http://pmc.iath.virginia.edu/text-only/issue.593/antin.593