Pierre Senges, Un long silence interrompu par le cri d’un griffon par Jacques Barbaut
Un livre bifrons — un long silence vs le cri d’un griffon — ou biface (outil d’avant l’histoire), partagé pile en sa moitié : la première partie qui est la biographie lacunaire de Pavel Pletika (1881-1961), homme de lettres moscovite dispersé et généreux parleur, et la seconde, comme il se doit, écrite par celui-ci durant les vingt-cinq dernières années de son existence, soit un demi-livre qui restitue l’Encyclopédie du silence — dont seuls des extraits sont proposés —, encyclopédie qui s’ajoute à la liste des œuvres ou titres imaginaires mentionnés par quelques auteurs « fantaisistes » (le Necronomicon, évoqué par Lovecraft ; les traités de cryptozoologie — chimères, monstres… — inventoriés par Borges ; Rabelais, aussi, au chapitre 7 du Pantagruel, citant les livres de la bibliothèque de Saint-Victor, « desquelz s’ensuit le repertoyre » : La Profiterolle des indulgences, Le Claquedent des marroufles, Les Pétarrades des bullistes, copistes, scripteurs, abréviateurs, référendaires et dataires ou La Barbotine des marmiteux…).
Pierre Senges, familier des machineries retorses, convertissant le terrifiant en burlesque, faisant du léger avec l’abjection, croque les épouvantables années 20, 30, soviétiques, rudes pour les artistes, les poètes, les intellectuels et autres « parasites », le temps des ersatz, avec éloge de la chimie imitative — « dans un pain de mastic se faisant passer pour de la margarine se faisant passer pour du beurre se dissimule, selon Pletika, tout un esprit de farce provincial et pétersbourgeois perceptible déjà chez Nicolas Gogol » (p. 33) — et la joie des « colocations » pas franchement conviviales : « Grâce au génie de l’appartement partagé, un salon devient trois chambres puis six placard, un placard devient une salle à manger, le hall d’entrée devient la cuisine, le vestibule un endroit où plusieurs couples, mais l’un après l’autre, viennent concevoir les forces vives de demain – le four en panne est l’endroit où l’on range les factures, et des paravents, très habiles paravents de l’illusionniste, séparent dans une seule pièce le pied de porc sans cochon (famille Bronski) de la queue de bœuf sans bœuf (famille Gremek). » (47)
Fréquentant avant Octobre 17 « des anarchistes, des théoriciens du régicide, des spécialistes de l’histoire des Romanov et de leurs crimes, des nihilistes pour qui la matière est une farce douloureuse, des moines orthodoxes défroqués proclamant la mort de Dieu, […] des fouriéristes, des néognostiques, des rationalistes, des physiciens s’efforçant de calculer la date exacte de la fin du monde » (17-18), Pavel, bavard incessant, conférencier à ses heures (perdues), polygraphe passant des calculs de Kepler aux propriétés du triangle isocèle et des représentations de Vénus au comportement de la mante religieuse, connaîtra les visites de routine des agents de la police politique, les fouilles et la confiscation de ses manuscrits — « pêle-mêle une conférence sur le Grand Schisme de 1378, des notes sur l’un des problèmes de Hilbert, le sommaire d’une histoire du concombre, le plan d’un roman pornographique » (j’en passe et des meilleurs) —, les interrogatoires en règle, aussi, par des commissaires du peuple dans une chambre froide située dans un demi sous-sol de la Loubianka.
À sa sortie — sa compagne soprano colorature évaporée —, P.P. se réfugie dans un grenier bas de plafond, cohabite dorénavant avec les mulots et les étourneaux, et se met à la rédaction — tapée sur une machine à écrire Continental touche après touche, frappe après frappe, deux feuillets par jour sans interruption aucune — de cette encyclopédie — soit dit en passant beaucoup plus dictionnaire qu’encyclopédie puisque ces quelque 70 pages restituées se présentent comme une succession d’entrées classées selon l’ordre alphabétique — qui donne l’hospitalité à « toutes les variétés de silence, depuis le silence de saint Antoine au désert jusqu’à celui de Gloria Swanson avant l’invention du cinéma parlant », somme qu’il prend soin aussi de dissimuler et de crypter à multiples tours (on n’est jamais assez prudent).
Parmi les quelques centaines d’entrées, certaines se caractérisent par leur seule et nue présence, sans développement aucun, tels :
ESTRAGON, JARGON, MAISON JAUNE, OPÉRA, PETCHÉNÈGUES, STYLITES (ne soyez pas dépité outre mesure, rappelez-vous qu’il est censé ici être question du silence) ;
d’autres par un simple renvoi :
DIGESTION : voir Laboratoire
(mais nul LABORATOIRE à l’horizon, ou celui-ci peut-être explosé) ;
LÉNINE : voir Amnésie
(mais aucune AMNÉSIE entre AMÉRICAIN et ANGERONA, oubliée sans doute en route) ;
MOUTARDE : voir Socrate
(où, à SOCRATE, pas davantage de moutarde que de beurre en branche),
tandis que, à la fin du développement SOCRATE, on observe un (Voir Crevette),
(mais, à CREVETTE, pas plus de Socrate que de margarine en broche)…
Quant à l’entrée la plus volubile, la plus verbeuse, c’est SILENCES — ce qui n’est pas si illogique —, qui dresse sur cinq pages une liste aux innombrables éléments dont je vous restitue un échantillon : « le silence à l’auberge au milieu de la nuit, alors que Don Quichotte souffre d’insomnie […] ; le silence gêné de Swann quand ses voisins lui demandent son avis au sujet d’un tableau qui est en vérité une croûte […] ; le silence sépulcral interrompu par la sonnerie du téléphone, dans Le Maître et Marguerite, le silence de mort dans le récepteur de ce téléphone […] ; le silence interloqué de Cinq et Sept de Pique quand on leur demande pourquoi ils repeignent les roses blanches en rouge, le silence des Pâquerettes quand Alice menace de les cueillir », etc.
Je m’interromps.
Ici : laissez un blanc…
« … lorsque, par exemple, un bandit armé invite son personnage de pingre à choisir entre la bourse et la vie » (127).
[…]