PO&SIE numéro 157-158, Afriques 2 par Christian Désagulier
On ne cache pas sa langue derrière son doigt
(Skaldskaparmal)
Afrique serait-elle un nom commun qui s’accorderait en nombre comme il y aurait pluralité de Chine(s), d’Inde(s), d’Europe(s), de Russie(s) et plus de deux Amériques ?
Pour rappel de Géographie, laquelle discipline précède l’Histoire comme chacun sait, la superficie du continent nommé Afrique équivaut environ à la superficie des Etats-Unis ajoutée à celles de l’Inde, de la Chine et du Japon à laquelle doit encore être réunie celle de l’Europe – la superficie du Congo, c’est-à-dire celle des « 2 » Congo(s), l’ancien français et l’ancien belge, avec une s depuis le traité de Berlin de 1885, équivalant celle de l’Europe seule, de forêts essentiellement dont l’existence n’est plus menacée puisque désormais vouées à disparaître, foi de tronçonneuse, d’huisseries préfabriquées et de mobilier de jardin.. L’Afrique dont Franz Fanon disait qu’elle ressemblait à un révolver dont le Congo serait la gâchette : Franz Fanon, poète..
Deux numéros PO&SIE, dont les sommaires d’Afriques 1 & Afriques 2 (1) questionnent, comme pour échapper aux responsabilités de la Géographie et de l’Histoire - classant les contributions de Z comme Zambie à A comme Algérie dans Afriques 1 et diplomatiquement d’A comme Afrique du Sud à T comme Tunisie dans Afriques 2, faisant fi de la solution de continuité que constitue le tapis de sable saharien qui n’a pas fini de se dérouler et des langues où l’on trouve battues celles des poètes s’exprimant dans la langue de l’ancien (?) occupant, le français, l’anglais, le portugais – du pré-occupant, systématiquement présenté-e-s par de passionné-e-s passionnant-e-s passeur-e-s..
Ainsi 19 « pays » sont-ils représentés sur 54 que le continent compte aujourd’hui avec beaucoup d’oublis fatalement inévitables, à la mesure du plus vaste sur terre depuis le morcellement de la Pangée que la projection de Buckminster Fuller comparée à notre mappemonde distorsionnée à l’outrageux avantage de l’hémisphère nord permet de redresser : imaginez que PO&SIE soit une revue africaine et qu’elle se donne pour objectif de rendre compte de la poésie qui règne aux Etats-Unis, en Chine et en Inde, au Japon comme en Europe, dans ces états réunis aujourd’hui ?
La porte serait-elle toujours ouverte sur la plage d’Ouidah jadis appelée Juda ? oui-da..
D’où vient pourtant le sentiment de lire une seule et même poésie ou quasi tout du long de ces deux livraisons ? Que ces poésies soient écrites par des écrivain-e-s africain-e-s contemporain-e-s directement en français, traduits de l’anglais, portugais, afrikaans ou de l’arabe ? D’où vient le sentiment de lire une seule poésie, lequel viendrait de lire la traduction d’un-e seul-e et même poète africain-e, écrite en français impérial ou traduite d’une langue importée d’empires anglais et portugais – une traduction simulta-née ?
Poésies dont les thématiques récurrentes seraient engrenées au présent d’hier, aux commerces consanguins des êtres et exsangues des marchandises, aux colonialismes et aux paradoxales Indépendances acquises de guerres jamais déclarées, aux conséquences d’atrocités de nos inconséquences passées, présentes et toujours accrues, inconséquences et atrocités en genre et en nombre toujours plus inimaginables dont la description ajouterait un genre de cruauté et défierait le nombre..
Aux conséquences de nos inconséquences coloniales, ceux des migrants de Calais qui nous reviennent d’Afrique comme à la mémoire des souvenirs que l’on voudrait refouler.. Migrants qui rentrent à la nuit dans la forêt avec leurs sacs en plastique d’espérances, leurs sacs d’espérance en plastique, y cherchant l’abri d’un arbre à taille de Cordia africana aux larges feuilles cordiales ou d’épineux acacia pour y rêver un peu en paix DE L’AUTRE CÔTÉ : de quoi leurs rêves sont-ils faits dont le poète aurait la vision dans la forêt que cet arbre cache ?
Tout ce que Georges Lory rappelle en toute fin d’Afriques 2, se rassurant et nous comme il peut au tripode de ces forces de sursauts, lesquelles seraient 1/ que l’Afrique est le berceau du langage donc de la poésie, 2/ sa jeunesse et 3/ sa pratique de la palabre c’est-à-dire du dialogue dessous les arbres, où l’on distinguera quelques feux qui dansent dans la nuit et font danser autour et feux que les mots de Michel Agier entretiennent, paradoxalement parmi les plus poétiques des PO&SIE.. D’ailleurs, les rédacteurs de la revue sont les premiers à reconnaître qu’il n’y a pas beaucoup de poésie là – mais qu’entend PO&SIE par « poésie », si le poème ne va pas de soi en allant à la ligne ? - et pour autre conséquence : c’est qu’Afriques avec une s soulève une réponse unique à tellement de questions de manières autant que de matières..
La porte serait-elle toujours ouverte sur la plage d’Ouidah jadis appelée Juda ? oui-da..
On pense ici aux soucis que causent les héritages de Léopold Sédar Senghor à qui Afriques 2 consacre une part large et associément à Aimé Césaire son contemporains en négritude (2), les Caraïbes n’entrant pas dans la catégorie « Afrique » de PO&SIE qui aurait alors demandé qu’y soient incorporés Derek Walcott à la lettre S comme Sainte Lucie et les poètes african-americans (de Langston Hugues à Ami Baraka à la lettre E comme États-Unis..), bien que de nombreux poètes originaires du continent mais n’y résidant pas soient référencé-e-s dans Afriques 1 et 2 : à partir de quand – à partir, de quand – est-on originaire de ?
Léopold Sédar Senghor, rangé à S comme Sénégal, sérère docteur es grammaire française, n’a-t-il pas écrit que la pensée est grecque et l’émotion nègre oubliant toutes les philosophie(s) africaines qui remettraient nos pendules à l’heure précapitaliste aux aiguilles en forme de s, philosophies africaines que l’on peut méditer aux livres étrangement déclarés « pour enfants », rangés aux rayons des bibliothèques qui leurs sont dédiés (ce qu’un mode de classement révèle, quel modèle de pensée ? je tiens que les livres devraient y être classés suivant la couleur de la tranche de leurs couvertures : quels arcs-en-ciel alors, quelle lumière par quel prisme diffusée..), à l’exception du profond aujourd’hui des Petits contes nègres pour les enfants des blancs de Blaise Cendrars qui offre plusieurs éditions pour adultes et pour enfants..
Césaire l’Aimé, l’afro-caribéen de Martinique qui aurait été classé à M comme normalien d’Ulm et qui dans son Cahier d’un retour au pays natal d’un souffle tout rimbaldien, qui écrit que les africains n’ont pas inventé la boussole oubliant au passage que des boussoles tous les africains sont, qui ressentent encore l’attirance magnétique pour le nord de tout le fer qu’il y a dans leur sang, omettant que d’Afrique nous tous partout sur terre nous venons, nous devons d’être, et que nous blancs sommes déboussolés.. Oubliant que ce sont des africains qui ont découvert et développé la métallurgie du fer de la Tanzanie jusqu’au Niger – laquelle nation post-berlinoise est le fournisseur attitré de minerai d’uranium à la France..
Ne serait-il pas toujours et encore significatif qu’aujourd’hui, le professeur de philosophie camerounais francophone Achille Mbembe (il y a un Cameroun anglophone minoritaire – la géographie berlinoise toujours, le Cameroun en français représenté par Theombogudans Afrique 1 & 2..) - enseigne à l’université sud-africaine de Witwatersrand à Johannesburg et le sénégalais francophone Souleymane Bachir Diane, professeur à l'université Columbia de New York.. ?
La porte serait-elle toujours ouverte sur la plage d’Ouidah jadis appelée Juda ? oui-da..
D’où vient le sentiment de lire une seule et même poésie, ou presque, traduite en seconde langue apprise – en langue marternelle - au lieu qu’en langue maternelle qui est langue du poème ? Une poésie qui s’adresserait à nous, francophones, anglophones de naissance davantage qu’aux peuples dont ils ont la langue mère en partage, le même sein tété – têté - et s’adressant à nous dans la langue de Racine, une poésie qui renierait ce polyglottisme inné à rendre jaloux nos Modernes (avec un M..), laquelle qualité rafraîchit les poèmes des écrivains des caraïbes, participant de la créolisation du monde – de sa recréation holistique – celle à laquelle Edouard Glissant a beaucoup pensé, polyglottisme qui pourrait faire de chaque africain un interprète hors-pair à l’ONU : faire des africains des traducteurs intègres ?
La contribution de Raharimana de Madagascar intitulé « Le choix d’être soi-même », qui choisit après une longue hésitation questionnée, d’écrire aussi bien des poèmes en français qu’en malagasy dans la variante antakarana grand-maternelle comme il le raconte, propose une réponse :
« Frappant de constater – effrayant devrai-je dire, que le continent qui compte le plus de langues au monde est celui qui est le plus pauvre en littérature nationale – littérature écrite s’entend.
Etonnant aussi qu’une telle question soit toujours posée, révoltant même. A-t-on déjà oublié ces années où les colonisés n’avaient pas le droit de parler leurs propres langues ? On les fusillait même pour cela… C’est donc si extraordinaire de maîtriser cette langue qu’on nous a forcé à acquérir ? Butin de guerre ou vol sublime, arme contre l’ancien colonisateur ou langue fédératrice, le français d’Afrique ne fut jamais un choix, il est un fait de l’Histoire. On assume ou pas. Le véritable choix consiste à écrire en langue africaine… »
Partant que du poème il ne peut advenir qu’en langue nourrie au sein maternel et que parler en langue de nourrice compassionnelle à l’école néocoloniale (religieuse ou laïque, avec un M comme Missionnaire ou commerciale avec des M comme Marchand) ne parviendrait qu’à se faire le perroquet du Missionnaire ou du Marchand, partant que parler en langue apprise au biberon de lait tiré du sein de l’école en français, anglais, portugais ne fait que redire dans quelles conditions le poème est autorisé à migrer jusqu’à nous, à la force du bras Militaire avec un M de l’Histoire qui vous enfonce la tétine dans la bouche, partant..
Avant qu’aux traditions orales succèdent leurs traductions écrites, en alphabet arabe au nord du Sahara (première est la Géographie..), en alphabet romain au sud (magnétiquement parlant), alphabets dans lesquels s’expriment les poètes choisis par PO&SIE, peu de poètes choisissent de rompre avec les « mots de leur tribu » en passant de l’oral khoisan, bantou, mandingue ou berbère à l’écrit français, anglais, portugais ou allemand du Cameroun ou du Togo, de donner « un sens plus pur aux mots de notre tribu » à l’instar de Paul Celan avec la langue allemande : les poèmes époustouflants de Raharimana présents dans les deux numéros que délivrent PO&SIE participent de cette visitation et laissent espérer d’autres poètes de poèmes aussi désapprivoisés, si possible avant que les forêts, la malgache au bois de rose et la congolaise dantesque, ne disparaissent jusqu’à faire disparaître de tous les vocabulaires le mot « espérance »..
« Eskuza-moi, Za m’excuse. A vous déranzément n’est pas mon vouloir, défouloir de zens malaizés, mélanés dans la tête, mélanzés dans la mélasse démoniacale et folique. Eskusa-moi. Za m’excuze. Si ma parole à vous de travers danse vertize nauzéabond… »
(Za, Raharimana)
Complétant celle de Raharimana, on lira la contribution lumineuse de Chinua Achebe « L’écrivain africain et la langue anglaise » (traduit de l’anglais du Nigeria) :
« Pour ma part je n’envisage pas la littérature africaine comme une entité unique mais comme un groupe d’entités associées – la somme de toutes les littératures nationales et ethniques d’Afrique… »
Car en effet étrange que de cette profusion de langues dont on compterait entre 200 et 2000 sur le continent africain (l’imprécision du nombre laisse rêveur..), n’émanent pas davantage de poètes de poèmes qui tiennent pour magiques les ressources de leur langue maternelle, langues que des générations d’ethnolinguistes européens ont compilées – et salvateur que les anthropologues africains nous apprennent maintenant combien de faussetés étaient confiées aux compilleurs pour se protéger d’un mauvais usage, justes précautions protectrices – ainsi parmi de célèbres ouvrages, les livres de Marcel Griaule truffés d’approximations faussement poétiques (double pléonasme) par ses informateurs dogons comme par tous les peuples de natifs soumis à l’interrogatoire ethnographique, fut-il compassionnel par procuration dans The technicians of the sacred de Jerome Rothenberg publié en 1968, soit un demi-siècle après que Blaise Cendrars et Tristan Tzara eurent commencé le travail vraiment, c’est-à-dire selon une vérité poétique - tandis que les 3 M persévèr(ai)ent dans leur M..
La porte serait-elle toujours ouverte sur la plage d’Ouidah jadis appelée Juda ? oui-da..
Et ce serait un juste retour des choses que les mots de notre tribu soient plus souvent distingués dans le troupeau comme Charles Péguy fait s’inspirant des peuls (3) ou comme nos poètes sonores en chevauchant DADA se laissent chevaucher par les zârs tels que Michel Leiris le fut à Gondar en Ethiopie ou tel qu’un poète comme Patrick Beurard-Valdoye poursuit la tradition des troubadours mandingues avec ses narrés généalogiques - ici, se souvenir que les premiers poèmes de Tristan Tzara parus il y a un siècle et un an s’intitulent envieusement Poèmes nègres, transcriptions avouées, à peine retouchées, lues de recensions de « vers nègres » des tribus Kinga, Loritja et Ba-Konga opérées dans les ouvrages de missionnaires laïques ou religieux (avec un M : chercheur-e-s, explorateur-e-s, missionnaires, on l’était (l’est ?) forcément, impossible de se mettre hors de soi, là-bas comme ici-bas..), compulsant la bibliothèque de Zürich en 1916-1917 (4) dont le dernier ouvrage cherche obstinément à s’approprier la formule de François Villon qui rend invisible – là, rendu à l’évidence, considérer que la poésie ne fait plus beaucoup d’effet, ne serait-ce que d’enrayer le réchauffement climatique – n’est pas invisible encore mais, pléthorique, réclame de si petits caractères pour tenir dans l’espace d’un livre, qu’elle l’est déjà presque (5)..
Et puis il y a dans Afriques 1 & 2 quelques poésies de la République du Congo des aînés Chicaya U Tamsi et Sony Labou Tansi (rangés à R comme République du Congo).. Chicaya U Tamsi qui produisit une poésie paradigmatique d’africain grandi au lait maternisé rimbaldien (Rimbaud toujours, pourquoi ?) – ici se souvenir que son père Jean-Félix Tchicaya fut député de l’Afrique Equatoriale au parlement français dans les années 50..
Où l’on regrette que des extraits des poèmes-récits de Sony Labou Tansi n’aient pas été admis dans la catégorie « poème », dont rien que les titres sont déjà des poèmes en tant que tels (ainsi La vie et demi, L’état honteux, Lèse-majesté, L’anté-peuple, Les sept solitudes de Lorsa Lopez…), Sony Labou Tansi parvenant à inoculer du bantou dans notre belle langue françoise, la déconstruisant à l‘énergie du désespoir, comme à caillots de rires rouges et des poussières de tendresses et perpétue une forme à lui de tradition orale avec son théâtre (6)..
Si certains oublis interrogent tout de même venus de l’est comme celui de Sebhat Gebre Egziabher, l’immense poète d’Ethiopie écrivant en amharique (7), rappelant que l’Ethiopie ne fut jamais colonisée en dépit de tentatives obstinées et si l’anglais s’y est fait une belle place tardive au lieu que du français ou de l’italien et considérant que le chinois bientôt boutera l’anglais (en plus de tout ce que l’on sait comme dirait Rouletabille, leurs écritures ont des atomes crochus..), voici qu’Afriques 2 accueille Ronelda Kamfer, née en 1981 en Afrique du Sud, Ronelda Kamfer dont les poèmes sont des tire-cœurs (remarquablement traduits de l’afrikaans par Pierre-Marie Finkelstein, poèmes qui font penser à ceux de Testimony de Charles Reznikoff et à Leslie Kaplan un peu aussi, forcément..) :
Le patron de la ferme (Die baas die plaas)
j’ai une grand-mère
qui ne parle qu’une seule langue
elle me raconte des histoires de maître Willem
et du docteur Metzler
combien maître Willem était bon pour elle
et comment il la laissait toujours choisir la première
les vieux vêtements qu’il lui donnait
elle me raconte les kilomètres à pied pour aller en ville
et comment maître Willem la faisait monter devant avec lui
dans la camionnette plateau
maître Willem disait que ce n’était pas la peine que ses enfants
aillent jusqu’au bac
puisque de toute façon ils travailleraient à la ferme
et aideraient à élever les enfants
le docteur Metzler disait
que les enfants de ma grand-mère le mettaient mal à l’aise
qu’ils avaient dans les yeux une immoralité
il disait que ma grand-mère pouvait s’estimer heureuse
que le dernier soit mort-né
celui-là
on devait l’appeler Judas
Et si Afriques de porter une s, ce serait une s de réponses poétiques possibles et c’est oui-da grand mérite à ces 2 numéros substantiels de PO&SIE, de poser des questions et de nous pousser à les déposer..
Ex Africa semper aliquid novi
(Pline l’ancien, « Et provient d'Afrique toujours quelque chose de nouveau »..)
1 PO&SIE n°153-154, Afriques 1, BELIN
2 voir http://cahiercritiquedepoesie.fr/ccp-29-1/leon-gontran-damas
3 voir http://poezibao.typepad.com/files/p%C3%A9guy-le-peul-par-christian-d%C3%A9sagulier.pdf
4 voir note 1 page 441 de POEMES NEGRES in Œuvres Complètes T1 1912-1924, Flammarion, 1975
5 déjà que simplement en France, l’anthologie UN NOUVEAU MONDE, Poésies en France, 1960-2010 (Flammarion, 2017) fait déjà 1526 pages et combien de milliers de mécontents..
6 voir http://poezibao.typepad.com/poezibao/2015/10/note-de-lecture-sony-labou-tansi-po%C3%A8mes-par-christian-d%C3%A9sagulier.html
7 Sebhat Gebre Egziabher, Les nuits d’Addis-Abeba, traduit de l'amharique par l’auteur et Francis Falceto, ACTES SUD, 2004