Poeasy de Thomas Clerc par Jean-Claude Pinson
Autrement la poésie
« Artiste de variété », ainsi se présente l’auteur au seuil des 751 poèmes (pas moins) que contient Poeasy. Se définir de la sorte, on en conviendra, n’est sans doute pas la meilleure façon de se faire accueillir à bras ouverts dans un monde de la poésie où l’on est familier de postures moins modestes et d’habits plus solennels. Car on y a longtemps regardé d’un œil pas mal condescendant ce que les musiciens appellent de leur côté la « variète ». Le paradigme dominant était en effet, jusqu’à une époque très récente (sinon aujourd’hui encore), celui d’une poésie qu’on aurait pu appeler « sérieuse », en écho à la dénomination qu’Adorno utilisait pour la musique, ravalant au rang de vile « camelote » tout ce qui n’était pas la « grande musique », seule à ses yeux « sérieuse ». En poésie comme en musique, un ton « élevé », supposé noble, était ainsi recommandé à qui aspirait à faire œuvre d’art. Et quand il arrivait qu’un poète se référât à la musique, c’était de préférence en écho à la musique savante, à l’instar d’Yves Bonnefoy célébrant, dans un poème fameux, la voix de Kathleen Ferrier chantant Mahler.
De cette tradition hautaine, Thomas Clerc prend sans hésitation, et de façon jubilatoire, le contrepied. À quinze ans, raconte-t-il, ce sont « les chanteurs de rock, tous anglophones », bien qu’il ne les comprît pas du tout, qui lui parlaient plutôt que « les poètes/ venus des bois français ». Ce sont les tubes des pop stars qu’il écoute de préférence quand il écrit (« je travaille en musique comme les ouvriers », « ainsi me guident les pop stars », et « les tubes sont des essais de poèmes/ qui ont tourné chansons »). C’est la musique punk des Ramones dont il célèbre le flux « nerveusement coupé ». C’est la « new wave » d’après le punk qui, donnant « un sens plus léger au chaos », offre à l’auteur « un rythme tendu/adapté à la nervure de [sa] vie ».
Pas de conclusion hâtive cependant : on peut, musicalement parlant, aimer aussi bien Fela Kuti que Ligeti. On peut aimer aussi bien être choreute en dansant sur des airs de salsa qu’anachorète plongé dans l’écoute solitaire de Gould jouant Bach. Et, poétiquement parlant, aimer aussi bien… Thomas Clerc que … Christian Prigent ou… Pascal Quignard.
Venu du monde de la prose, Thomas Clerc est pour la poésie un horsain, un outsider, qui se moque bien des orthodoxies poétiques en vigueur, n’hésitant ni à les brocarder ni à s’affranchir de leurs préceptes. D’emblée, le titre annonce d’ailleurs la couleur : c’est une poésie « facile » (easy), lisible, que propose au lecteur « thomas/l’imposteur » ; une poésie en tout cas en rupture radicale avec la doxa qui s’est installée dans le sillage du « camarade Stéphane » (doxa dont l’essai classique d’Hugo Friedrich, Structure de la poésie moderne, a exposé jadis les préceptes). Si le « noble dessein » de ceux (les philosophes au premier chef) qui ont voulu faire de Mallarmé un travailleur de la langue « égal au prolétaire » n’est plus tenable, au moins son « hermétisme », ironise Thomas Clerc, nous rend-il « frères en incompréhension ».
Mallarmé erased, cela signifie d’abord dans ce livre rompre avec l’espace de la page blanche, le fétichisme de son « white cube », où trône en majesté le corps dense du poème (« un seul poème par page »). Tout autre est le dispositif de Poeasy : les poèmes, généralement brefs, s’entassent et se succèdent sans transition, aléatoirement ordonnés selon le seul ordre alphabétique. Nulle finalité, nulle organisation narrative, rien d’autre que le hasard de la première lettre des titres, en écho à la vie chaotique et à sa foncière contingence. Une façon de résoudre, par la forme d’un livre de poésie à la fois rhapsodique et ample, la question que Barthes se posait, à propos du roman, du conflit et des difficiles accordailles entre la brièveté épiphanique du poème façon haïku et les longueurs narratives requises par la « générosité » du roman.
Au vers trop dense et corseté, Thomas Clerc nous dit préférer, non strictement la prose coupée, mais une prose au « corps souple et cambré » :
Alors vos poèmes, c’est de la/
Prose coupée en fait, du vers
international libre ? Méfiez
-vous on n’aime pas ça dans l’avant-
garde – oui c’est vil, ce n’est
pas noble, on n’aime pas le vil
dans l’a.-g. on aime le pur. »
À quoi l’auteur répond ironiquement qu’il « coule /la prose dans du / béton/ elle continue /à couler car /j’ai employé de mauvais matériaux /exprès ». En d’autres termes, là où d’autres prennent acte d’un vers désormais tombé dans la prose, il s’emploie lui à faire tomber la prose dans le vers.
De ses vers, l’auteur nous dit encore qu’ils sont écrits « à la 6-4-2 ». Qu’on se détrompe cependant, malgré son titre et son apparente désinvolture, le livre ne propose nullement une poésie low cost. On remarquera d’abord que ce n’est pas une plaquette mais un livre imposant de près de 400 pages que propose Poeasy. On notera, ensuite, avec l’auteur lui-même, que justement « la facilité n’est pas facile ». Et en effet chaque poème du livre est travaillé de telle sorte que l’énoncé garde toujours sa force de jaillissement premier et son effet de surprise, de non-convenu.
Poeasy, c’est aussi le refus de la poésie « pure », à laquelle l’auteur oppose le « reportage » (et même le bavardage). « Poeasy/ prend l’air » et refuse les préjugés poétiques en vigueur, notamment celui, « faussement savant », qui veut que la poésie soit « pure parole déliée de tout objet », faisant passer ainsi « la forme avant le fond ». Non, il y a bien du « hors-texte ». À l’inverse de ce que veut faire croire une « philosophie non sociale », le texte arrive jusqu’au lecteur « plein de sueur sociale et corporelle accumulée ».
Privilégier le « fond » (les guillemets s’imposent), cela signifie tenter de tout embrasser de la vie et du monde. Variant les registres et les formes (du poème politique à l’autoportrait en passant par la ballade ou la vignette satirique), Poeasy ne veut rien laisser hors de sa diction. « J’épouse tout », écrit l’auteur ; « l’art du poème /offre asile à tout/bien au-delà du simple touche-à-tout ». Mais le tout en question n’est aucunement clôture, boucle refermée sur soi. De varietate rerum, c’est l’expression de Ponge qui prévaut dans Poeasy : le parti-pris du monde est parti-pris de son chaos susceptible d’être décliné à l’infini. La forme alphabétique implique d’ailleurs que le livre pourrait être indéfiniment enrichi, augmenté. Rien n’est définitif, achevé, et ce d’autant moins que l’auteur n’érige pas ses poèmes en statues de marbre intouchables : « Je n’aime pas tous mes poèmes c’est/ pourquoi j’en fais d’autres, j’en fais /et j’en refais encore ».
La poésie dit donc bien quelque chose (kékchose écrirait Jacques Roubaud). Mais elle ne le fait cependant pas à la façon communicante du message ou politique du mot d’ordre. Dans la grande forme du livre-poème, dans son tohu-bohu virevoltant, toute assertion se trouve relativisée, neutralisée, comme elle l’est en même temps par le travail de sape du vers, son recours incessant à la coupe et à l’apocope (on se souviendra au passage que Thomas Clerc fut l’éditeur du cours de Barthes sur le Neutre) :
« J’ai tout neutralisé, tout/
le monde d’affects et d’émotions humaines
qui m’entourait, par contre-feux, contre-
flammes, contre-affects, contr’un
moi-même, finalement combustible. Je
le regrette, je n’ai pu faire différemment.
Il reste une petite poudre, qui
servira d’anti-servitude servez-
vous. »
Pas de lourds philosophèmes, juste une « petite poudre ». Le sens de la vitesse et celui de l’ellipse, ajoutés à celui de la variation, font que jamais rien ne pèse vraiment dans ce qui aurait pu être un empilement fastidieux de poèmes. Au bout du compte, c’est sous forme de moires infiniment nuancées que le livre, en son « atténué tissu », donne à entendre son message, au plus loin des slogans.
Mais le Neutre n’est pas pour l’auteur simple affaire de forme. Il est aussi « une forme de vie » : « J’ai fait un bond et des progrès/ intellectuels décisifs/ en découvrant le Neutre. » Joyeusement iconoclaste, Poeasy n’invite donc pas seulement à une conversion poétique qui consisterait à prendre le parti d’une gaya poesis en rupture de ban avec les canons dominants. Il témoigne aussi d’une conversion personnelle de l’auteur ayant valeur « poéthique ». Autrement dit, il témoigne d’une mutation dans l’ordre des formes de vie, mutation où la poésie joue un rôle déterminant.
Ladite conversion a d’abord un sens politique et social : « j’étais aristocrate avant ». Désormais, l’auteur, dans un poème intitulé « DÉMOCRATIE », affirme refuser la « distinction ». Là où un Badiou oppose la « surhumanité » de l’art à la « vie étale », Thomas Clerc dit préférer lui se laisser « pénétrer/par la normalité maintenant ». Ouvert à toute compassion (« je comprends même les chiens »), il se déclare désormais « mélioriste », s’exhortant à produire « de toutes choses » « une édition/ ordinaire extra ». Ayant quitté la posture aristo de l’artiste, il s’accorde avec chacun pour admettre qu’une « bonne vie » est celle qu’on est en mesure d’« ornementer », « comme on fait/ aux terrasses des cafés devant un verre ou// de bière bien fraîche ou de vin couleur sang/ tout le monde sait cela – aussi bien ceux qui tentent/ d’y arriver que les fils de pute qui en délivrent. »
Parvenu nel mezzo del camino, embourbé dans une vie insatisfaisante, ce sont dit-il, des poèmes « ouvriers », des poèmes « à la 6-4-2 », qui sont venus [lui] donner/ la possibilité de fuir au bout/ de trois ans passés dans [son] appartement/ et trois ans à sortir du finistère// six trop mais le chagrin/ ça fait un temps de stalactite ». C’est l’écriture de ces poèmes qui l’a aidé à voir d’un autre œil la vie ordinaire, sous ses aspects les plus triviaux et, simultanément souvent, les plus gangrenés par la toute-puissance des marques (on trouvera ainsi un réjouissant poème proposant d’ajouter le U qui manque à l’enseigne KFC).
Conversion à la vie ordinaire (à sa description et narration), mais aussi à l’Histoire (la grande) : « Le jeudi 8 [janvier 2015] commença / l’année terrible aux attentats le bug/ qui perdure aujourd’hui/ et pétrifie// sauf/ la décision que j’ai prise/ de ne plus être en dehors de l’Histoire ». S’ensuit une grande attention à l’époque, aux signes qui témoignent en elle d’une mutation qui souvent nous déboussole. Mais plutôt que la vitupérer comme font tant de penseurs hautains, l’auteur préfère l’observer avec humour, s’amusant ainsi avec bienveillance de ce que les gens, portant souvent des tee-shirts à messages (« sans la musique, etc. »), aiment aujourd’hui « profondément/ (du moins tee-shirtement) / la poésie … euh … la/ poeasy ». Surtout, il affirme, notamment dans quelques poèmes politiques, sa volonté de « tordre le bâton du XXIè siècle/ vers moins de régressif et moins de délétère ».
Livre d’un horsain disais-je, livre d’un auteur venu d’ailleurs que du pré carré poétique. Iconoclaste, Poeasy a le grand mérite de bousculer les lignes. Réjouissant, il a aussi celui de tirer souvent plein cadre, dans la cage de l’époque, et d’en faire trembler les filets.
On le sait, il est toujours réducteur de vouloir enfermer un livre dans la case d’un courant, de lui coller une étiquette. Toutefois, si Poeasy rend un son neuf, celui-ci n’est pas sans ramener au jour toute une tradition oubliée, celle de ce qu’on pourrait appeler la poésie « personnelle », laquelle n’est aucunement, il s’en faut de beaucoup, réductible à je ne sais quelle effusion subjective. Histrionique souvent, elle est la tradition de Rutebeuf, de Corbière, ou encore, plus près de nous, de Georges Perros décrétant, un brin provocateur, dans son livre Une vie ordinaire : « anecdotique je suis ». On pourrait aussi rapprocher cette poésie « easy » de tout un courant de la poésie américaine, poésie « pop » illustrée par exemple par les journaux-poèmes de Joe Brainard (récemment traduit chez Joca Seria) et au cinéma par le dernier film de Jim Jarmush, Paterson. On pensera aussi, dans la poésie française d’aujourd’hui, à quelqu’un comme Stéphane Bouquet, à la « ligne claire » dont il est un adepte inventif.
De ce Poeasy, livre à mon sens important, on aimerait pour finir pouvoir citer de très nombreux poèmes. Choisissons, quand les temps bien menaçants qui sont nôtres en appellent à cette chose poétiquement difficile qu’est le poème politique, celui-ci :
« IL FRENTE NCIONAL
El frente nacional es una tumor francese
y internacional aussi
che se explicita muy bien
il liberalismo ha fatto miliones de
vittime & there is no more
ideal for young people für
arbeitslose excepté le consumérisme
mais quand t'as pas les moyens tu
développes a rage une rancune
a hate for the system of ladrones y a aussi
l'islamisme et le friquisme
dans la vie debemus politics
s'illusionner un peu pour être
felix demokrat pas nuire to others
nosotros les abstraits
aber un idéal euro-péen es pedido
urgently or exit où ? »