Pour en finir avec la poésie dite minimaliste de Jan Baetens par Christian Désagulier
Qu'ont donc fait les poèmes "dits" minimalistes à Jan Baetens pour qu'il veuille en finir avec[1] ?
Il convient de se méfier de tout ce qui commence par "pour en finir avec" : soit tout a déjà pris fin, soit rien n'a jamais encore commencé : commencer avec le poème.
Quand au courage qu'il y aurait à cacher une bombe dans le bunker d'où ces poètes conduiraient les opérations d'intimidation réductrice, Jan Baetens n'arrive-t-il pas après la bataille ?!
Qu'importe alors qu'il soit minimal ou maximal, bref ou long - le minimal pouvant être long et bref le maximal - qu'il soit lyrique ou épique, procède du fragment romantique, de l'implosion vocabulaire et de la pluie noire de caractères sur la neige blanche de la page qui s'ensuit - qu'il neige sur noir - que les branches en tous genres soient des haies taillées au sonnet, pourvu qu'il y ait poème quand il s'agit de tout ce dont on manque.
Qu'importe la part de hasard laissée au choix des vocables - aux mots de la tribu mallarméenne - ainsi qu'à leur répartition suivant le point, la ligne ou le plan - le cube pointé - le degré d'attention aux faits de langue qui s'invitent au poème, écrouissent le sens, si nous en sommes touchés.
Qu'il s'agisse de quantité de mots et de quantité de sens par mots, less n'est pas more, le poème n'est pas affaire de coefficient directeur mais d'adéquation de l'effet à la cause et réciproquement, sachant que la cause du poème est égale à l'effet qu'il produit pour sa propre cause : la preuve qu'il y a là poème demeure.
Cela ne date pas d'hier : poèmes brefs et épopées des antiquités bibliques, grecques et romaines nous poignent encore, les minimalistes auteurs du Qohélét et des fragments d'Héraclite, la lyrique auteure du Cantique des Cantiques et Sappho, Horace le mallarméen, Ovide l'exilé roumain. Ce n'est pas pour rien que certains des auteur.e.s cher.e.s à Jan Baetens retraduisent la bible, récrivent Horace ou Saint-Augustin. Mais de cela rien "Pour en finir avec".
A proportion des 135 pages consacrées à Pierre Alferi, Frédéric Boyer, Vincent Tholomé, Virginie Lalucq, Stéphane Bouquet, Sophie Loizeau, Philippe Beck et Jean-Christophe Cambier, les 2 pages à faire un sort aux poèmes d'Anne-Marie Albiach, Jean Daive ou Claude Royet-Journoud ne remplissent pas le programme que ce titre annonce.
Inabordées de possibles causes premières, la rupture réactionnelle et cartésienne d'avec l'OPOIAZ de Victor Chklovski[2] et l'Ecole de Prague de Roman Jakobson - le plus radical renvoie du surréalisme aux ramassés de galets - une affinité contrôlée avec la poésie américaine venue du Black Mountain College après W.C. Williams et e.e. cummings - que les "dits" minimalistes s'évertueront à traduire dans les deux sens (ainsi Jean Daive de/par Robert Creeley.)
Intraitée la liaison covalente avec les arts plastiques et musicaux minimalistes, le déni calculé de l'expressivité - des grimaces du moi au profit du diagramme du cri (toujours Jean Daive, producteur de l'émission Peinture fraîche sur France Culture une décennie durant sans esprit de chapelain, à qui répliquent et bijectivement Antoni Tapiés, Edouardo Arroyo, Jean-Michel Alberola, le grand Gérard Garouste) : lesquels noyaux ont germé et feuillent de nouvelles espèces : Jan Baetens à bout d'arguments dans l'oubli de rendre à César - à ces arts - après quinze pages serait-il pressé "d'en finir avec" ou parce que les œuvres conserveraient leur capacité de tact ?
En justification par l'exemple, le jury convoqué malgré lui à ce peloton n'a pas été tiré au sort - mais décevantes les explications de textes de chacun.e. des auteur.e.s aux citations très congrues, pour le coup minimalistes, avec de l'épaisseur quand les textoèmes se suffisent maximalement à eux-mêmes .
Ainsi Jan Baetens semble prendre prétexte de ce raid au subterfuge "minimaliste", qui serait le produit d'une centrifugation critique calculée, enrichi à l'uranium philosophique, heideggérien par Paul Celan (que Jean Daive a traduit et réciproquement, pardon de répliquer ce nom), dont l'hégémonie reposerait sur une forme de dissuasion titanique, a contrario des doux poèt.e.s éoliens, solaires ou hydrauliques tels qu'ici promus.
Mais tout poème qui répond à ce mot ne confine-t-il pas sous le coffre de plomb - à l'impression qu'il abandonne sur la page - ne recèle-t-il pas un désir fou de partage exprimé en puissance de rayonnement invisible, de résonnement inentendu - de raisonnement impensé - avant que s'en saisisse un lecteur hypothétique, notre sœur, notre frère, de consolation insatiable et réciproque - dans la diversité des longueurs d'onde, qu’elles soient atonales, monochromes, "dites" minimales - ou atteignent de plus mélodiques, multichromes basses fréquences - Pierre Alféri le nalloète, l'objoète Philippe Boyer et Philippe Beck le poésilosophe ?
Hégémonie d'un formalisme dont il doit être dit qu'elle fut aussi le fait de revues osantes, de danseuses chez Gallimard et de risque-tout comme P.O.L et Christian Bourgois, à l'instinct de reporters, au ressenti que les poèt.e.s minimalisants râtissaient quelque chose là. Dont Jan Baetens aurait la nostalgie?
A l'égard du rapport singulier que les minimalistes auraient à la philosophie dixit, bardant leurs productions d'armures plombées, les choses auraient-elles bougé ? Ne serait-ce pas plutôt la crête qui aurait créé le coq girouettant ? Philippe Beck, Pierre Alféri, Frédéric Boyer, quelques autres référents poéticiens - écrivains, éditeurs, critiques - ne sont-ils pas à la base des professeurs de philosophies ou de lettres modernes, dans le camp consanguin des vainqueurs d'Ulm, que leurs lectures des minimalistes auraient fait monter au proème ?
A moins que tout cela repose sur la réalisation que de la nappe de littérature française on voit le fond - que ses champs poétifères sont désormais épuisés par les Villon et La Fontaine Inc., le conglomérat Hugo & Baudelaire & Co., la Mallarmé Ltd. et le chercheur d'or noir de la Rimbaud Société par Action Suicide, de sorte que sa réserve doit être littéralement pressurisée dans ses profondeurs sédimentaires pour qu'en sortent quelques motlécules.
A moins que tout cela soit le symptôme d'une rétraction générale dans la coquille du monde, qui bave et va obstinément au mur. L'école "dite" du Nouveau Roman et la poésie "dite" minimaliste, auxquelles il faut ajouter les productions de l'OULIPO, seraient ses derniers avatars, invitant les écrivain.e.s du XXIème siècle qui en ont pris acte, à relire les classiques, à produire des œuvres métamorphiques - tout comme Philippe Beck à lirécrire, en forme de condensés poactés, une bibliothèque de survie[3].
Quand le monde finira, c'est à dire quand l'espèce humaine ne sera plus là pour le nommer - et l'on mesure alors l'inanité de telles digressions, celles-ci incluses - peu d'écrivain.e.s et encore moins d'écrivain.e.s français.e.s - car on ne connaîtra plus qu'une seule langue - peu de poèmes resteront dans la mémoire de la dernière femme au ventre arrondi d'un nouveau monde - si le spectacle de celui qui prend fin, de Babel atomisée, ne l'avorte pas : trouvez Hortense.
[1] J. B. a publié en 2004 dans la revue Interval(l)es un texte intitulé de même, constitué de la matière de ce 1er §, que l'on peut lire ici
[2] « Ce ne sont pas les théoriciens mais les poètes qui marcheront en tête», Viktor Chklovski, Résurrection du mot, 1913 (présentation d’Andrei Nakov, trad. Andrée Robel), éd. Gérard Lebovici,(1985)
[3] : il y a quelque chose de très énergétique dans ses poèmes, de nourrissants pour le refuge. On citera son dernier Contre un Boileau, Fayard (480 p., 2015), voir ici et là, et l'on soulignera la grande proximité avec le travail de Michelle Grangaud dont le seul Poèmes fondus, POL ( 128 p., 1997) résumerait à lui, toute la production nombreuse de Ph. Beck