Quand on lisait de la poésie par Éric Houser
Cela pourra sembler bizarre que je propose sur ce site un livre de Rilke hors actualité. En effet, Sitaudis est un site dédié à la poésie contemporaine, et Rilke n’est pas un poète contemporain. Sauf à considérer que sous la nomination de « poésie contemporaine » on range aussi la lecture (contemporaine) de la poésie de tous les temps. Écrire un mot sur ce livre de Rilke me donne l’occasion de dire quelque chose qui peut-être n’est pas très plaisant, mais qui me paraît une évidence grâce à une conversation récente avec un ami, sur la réception de la poésie aujourd’hui. Cette évidence ce n’est pas qu’il n’y a plus de poètes, ce n’est pas du tout ce que je pense, mais qu’il n’y a plus de lecteurs de poésie. Rilke fait partie d’une époque où il y avait encore des lecteurs de poésie. Des lecteurs au sens le plus large, c’est-à-dire bien au-delà du cercle des connaisseurs et des commentateurs. A cette époque-là, les gens cultivés lisaient de la poésie, un peu dans toutes les classes mais surtout, il ne faut pas se voiler la face, dans les classes hautes : des professeurs, des ingénieurs, des diplomates, des dirigeants… Qui pourrait dire que c’est encore le cas ? On a bien eu et il arrive qu’on ait encore des ministres qui aiment les muses, mais cela semble à présent « cosmétique » (je pèse mon adjectif). Je ne sais pas si François Pinault lit de la poésie. J’aurais pu choisir aussi Bernard Arnault (tiens, ça rime). Je fais exprès, bien sûr, de citer deux big bosses… La lecture de la poésie ne fait plus partie du tout du bagage, c’est un fait. Alors faut-il arrêter d’en écrire ? Pas le moins du monde. Mais il ne faut pas oublier ça : on n’en écrit plus que pour… pas grand monde. Vous me direz qu’on peut bien s’en accommoder. Certes, mais est-ce que quand on écrit, quoi que ce soit, on n’a pas dans l’idée de toucher un lecteur, singulier mais nombreux ? Je veux dire par là (« un lecteur ») quelqu’un d’anonyme, quelqu’un qu’on ne connaît pas, quelqu’un qui sorte du décor des amis, des concurrents, des lecteurs de toujours. C’est imaginaire tout ça, néanmoins je pense que ça opère dans le désir.
Après le pensum que je viens de vous infliger, je dirai que ce livre paru chez Verdier il y a presque vingt ans est exemplaire de cette époque des lecteurs (révolue), et aussi dans le parcours de Rilke lui-même, dont je ne connaissais que les élégies (de Duino) et les sonnets (à Orphée). Sur la quatrième de couverture il est écrit que ce livre, Poèmes à la nuit (Gedichte an die Nacht) furent offerts par Rilke à Rudolf Kassner en 1916, et constitue l’une des étapes de la genèse des Élégies de Duino. Il est écrit aussi, et on le constate, qu’il s’agit d’un texte « reconstitué » qui porte la marque de son inachèvement. C’est la première fois qu’il est traduit intégralement en français (par Gabrielle Althen et Jean-Yves Masson, lequel dirige la collection « der Doppelgänger » de Verdier, où le livre prend place). La lecture est exaltante et très émouvante à mon avis, que l’on connaisse ou que l’on ne connaisse pas l’illustre successeur que sont les élégies (leur écriture est quasi concomitante). Les thématiques sont « en place », et on a le sentiment d’une écriture plus rude (moins raffinée), plus désespérée et ardente que celle des livres plus « faits ». Qui lira ces poèmes ? À part les amateurs inconditionnels de poésie de toutes époques, à part les spécialistes de Rilke ou en traduction, pas grand monde (je me répète). Je le regrette, et le vois comme un signe un peu triste d’une perte, et j’ai peur que celle-ci soit irréparable. Le ton que j’emploie est trop lyrique ? Probablement. Mais c’est le ton, aussi, du constat d’un fait. Je trouve que la période que nous traversons est pourtant l’occasion (une occasion) de ne pas se contenter, même en poésie, de lire les dernières nouveautés.
Je n’ai pas envie du tout de commenter l’un ou l’autre de ces poèmes très beaux, encore moins leur ensemble. J’ai choisi de seulement recopier (la copie, c’est aussi une manière de lecture, littérale) deux morceaux :
Ô ce sont là les lieux vers lesquels nous affluons,
pressons vers l’étroite surface
toutes les vagues de notre cœur,
désir et faiblesse,
et pour finir, à qui les dédions-nous ?
Hélas, à l’étranger qui s’est mépris sur nous,
à l’autre hélas que nous ne trouvâmes jamais,
à ces domestiques qui nous attachèrent,
à des vents de printemps qui de ce fait s’enfuirent,
et au silence, ce vaincu.
*
Ce qui s’offre à nous avec la lumière des étoiles,
ce qui s’offre à nous,
capte-le tel un monde sur ton visage,
ne le prends pas à la légère.
Montre à la nuit que tu reçus silencieusement
ce qu’elle a apporté.
Ce n’est que lorsque tu te seras confondu avec elle
que la nuit te connaîtra.