Revue EUROPE, n° 1051-1052 par Jacques Barbaut
Hasard ou préméditation ? Après les cent vingt-cinq premières pages de ce numéro double consacrées à « l’opéra aujourd’hui », ce genre dit « le plus complexe, le plus hybride et le plus polymorphe des genres artistiques » en quatrième de couverture — sa vitalité, ses mutations, la tension entre patrimoine et création, sa dissémination, la mondialisation des productions, « c’est-à-dire l’implantation hors Europe d’un modèle lyrique né en Occident, précisément en Italie autour de 1600 » —, c’est sans transition aucune que s’ouvre le sous-dossier « Maurice Roche » (sept articles pour quelque 70 pages), dont on rappelle qu’il fut d’abord musicien de scène (il composa notamment la partition des Épiphanies d’Henri Pichette, mystère profane, créé en 1947 au théâtre des Noctambules, avec Gérard Philipe et Maria Casarès) et publia son premier livre en 1960, dans la collection « Solfèges », au Seuil : Monteverdi — compositeur (Crémone 1567-Venise 1643) considéré comme l’un des créateurs de l’opéra et, avec L’Orfeo, « fable en musique » joué en 1607, comme l’auteur du premier chef-d’œuvre du genre.
Où l’on trouve les transcriptions des souvenirs des visites que fit, à la fin de 1947, Maurice Roche, en compagnie de Pichette et de Jean Paris, à Antonin Artaud à l’hôpital d’Ivry : « Artaud avait dans sa chambre un tronc d’arbre, une sorte de billot, avec une hache ; de temps en temps, il se déchargeait le caractère en tapant à coups de hache là-dessus et en criant », ou, extraites des boîtes du fonds Roche déposé à l’Imec, les archives policières et judiciaires de la mort du père de Maurice, Gabriel Roche, victime d’un coup de couteau à l’abdomen aux abords du bois de Boulogne en mai 1946, geste jamais élucidé, celui-ci auteur de nombreuses saynètes et chansonnettes pour des revues théâtrales à destination des ouvriers des usines Michelin de Clermont-Ferrand — tel poème du père, précise Clothilde Roullier, qui fut repris à l’identique ou presque dans Opéra Bouffe —, et trois lettres inédites adressées à Loulou (Louise) en 1957 et 1958, dont ce croustillant conseil du fils à sa mère, enrôlée comme secrétaire, quand on sait tout le profit que Maurice sut tirer justement de certaines coquilles signifiantes (Camar(a)de ou (p)riez pour nous) : « En attendant, tape en double les pages ci-jointes. J’espère que tu pourras lire. Fais bien attention. Dans ce que tu m’as tapé tu sautes souvent une lettre à l’intérieur d’un mot. Cela tient évidemment à la machine qui déconne. Aussi il faut taper assez lentement. »
Les livres de Roche, donc, dont l’on soulignerait à l’envi la dimension opératique, soit paroles, musiques et décors — le texte comme partition typographique, le roman conçu en tant que polyphonie & polytechnie, le « nouage du sonore, du visuel et de l’éthique » —, ou quand l’écriture devient un art total, accueillant idéalement couleurs, polices en tout genre, gras, italiques et capitales, ponctuation expressive, ratures et signes conventionnels de correction, et pêle-mêle dessins, schémas, chansons, calligrammes, slogans, anamorphoses, calembours, langues étrangères et sabirs — la citation finale revenant à Jean-Patrice Courtois auquel il reviendra de conclure (en musique) : « On pourrait dire que Maurice Roche a fini où Monteverdi avait commencé et inversement : Compact est d’abord l’opéra magistral tandis que la Grande humoresque sonne comme le retour au madrigal » (p. 187).