Revue Europe, n° 1061-1062 par Jacques Barbaut
À la première page de l’introduction au dossier Tristan Tzara, Henri Béhar — connaisseur d’Alfred Jarry et promoteur des études lexicales assistées par ordinateur — laisse apparaître une légère inquiétude, un début d’angoisse : « Je ne me lasse pas de poser la question : a-t-on lu Dada ? Du reste, Dada est-il lisible ? »
À défaut d’une réponse tout à fait rassurante, le personnage en ses divers avatars est ici constamment redressé. Rappelons grâce à ce numéro quelques moments, quelques facettes, de l’épopée « tzariste » européenne — celle, initiée, présentée et coordonnée par Henri Béhar —, au risque assumé que la geste (les faits et gestes) recouvre bien les œuvres d’un individu né Samuel Rosenstock en Roumanie (quasi l’aîné d’un pays qui engendra une stupéfiante émigration : Brancusi, Fondane, Brauner, Ionesco, Cioran, Luca, Celan…) en 1896, le jeune homme qui, à vingt ans seulement, correspond avec Apollinaire, Max Jacob, Reverdy, Cendrars, joue aux échecs avec Lénine à la terrasse des cafés de Zurich (légende ?), le membre fondateur du Cabaret Voltaire, le découvreur (« au moyen d’un coupe-papier glissé dans un dictionnaire Larousse ») de Dada (« sans doute devrait-on le définir : Protohippus, puisqu’il fut le père de Dada », Boris Vian, Manuel de Saint-Germain-des Prés), le substitut de Jacques Vaché appelé, adoubé, exclu, réadoubé par Breton le surréaliste, le performeur, le nihiliste, le « dompteur des acrobates », l’auteur d’une formule que l’on cite et recite, « La pensée se fait dans la bouche », «l’homme-loup » habité par « un état latent de fureur et de haine, d’explosion et de frénésie », le porteur de monocle (« en transformation transparente sans effort giratoire ») tiré à quatre épingles, l’homme qui commanda sa maison à l’architecte Adolf Loos pour être édifiée sur la butte Montmartre, l’Homme approximatif, l’ami ou le compagnon des peintres Paul Klee, Marcel Janco, Jean Arp, Georges Braque, Picasso, Sonia Delaunay, Joan Miró…, avec chacun desquels il collabora pour la création et l’édition de livres dits « d’artistes », le collectionneur d’objets d’arts primitifs ou nègres, Tzara linguiste, Tzara revuiste et Tzara chansonnier, l’éditeur des pièces dramatiques du Douanier Rousseau, puis le ponte du Parti, l’anagrammatiste de François Villon…
Corine Pencenat y tente un portrait de Tristan en artiste de cirque, au centre de la piste de sciure (13,50 m), avec maîtrise (ou non) du chaos, acceptation des échecs et des chutes, en clown Boum-Boum ou Medrano, en homme de spectacle — y intégrant le hasard et y exhibant l’aléa : « Organiser le choc et l’imprévu en poésie et sur scène est resté le dessein de Tristan Tzara tout au long de son existence » (p. 50).
Et, puisque, si « Merz était autant Dada que Dada était Merz » (P. B.-V.), ou si Dada est à Tzara ce que Merz est à Kurt, il y a, au mitan de ce numéro bifide, cette formule programmatique énoncée par Patrick Beurard-Valdoye — « Voulez-vous merzer avec moi ? », une invitation —, après la phrase en italique Je fais pleuvoir ton nom :
« Alors on glissa dans l’imprévisible. »
Il [K. Schw.] sortit d’un grand bocal trente ou quarante souris blanches grimpant après le verre, c’était un acte au-delà de toute provocation, je n’avais jamais entendu de tels cris de peur. Jamais une « criaillerie » pareille, une situation extrême […] une situation-limite, une situation-choc […] un saut originel…
(Stefan Wolpe )
L’homme qui fut l’ami de Raoul Haussmann et de Hannah Höch, le chiffonnier qui fouillait les caniveaux et les décharges publiques à la recherche de matériaux Merz, qui oublia un vase de nuit fêlé dans le filet à bagage d’un train, qui concassa et fragmenta son patronyme, celui que l’on connaît d’abord pour An Anna Blume (Der Sturm), pour son Ursonate, et pour les trois ou quatre versions du Merzbau (« folie » abracadabrantesque, cabinet de curiosités, grotte mentale et tombeau virginal, ou Cathédrale de la misère érotique), pour ses collages, ses poèmes bruitistes et sa poésie alphabétique, l’apatride anti-hitlérien, résistant de l’intérieur, est ici évoqué lors de ses exils en Norvège (1937-1940, par Isabelle Ewig) puis en Grande-Bretagne (1940-1948, par Agathe Mareuge).
À l’occasion de la publication d’une fable inédite traduite de l’allemand, « Je suis assis ici avec Erika » (une petite machine à écrire), datée de 1936, où « nous passons d’un phrasé simple et répétitif aux premières tentatives de poème bègue dans l’histoire… » (p. 203), on nous rappelle aussi ses talents de conteur hors pair, le balancement ou l’oscillation entre poésie lyrique et poésie expérimentale, la tradition des limericks et des nonsense verses héritée d’Edward Lear, la poésie du bébé-gaiement — « A fishbone fish a fefishbone » —, la poésie élémentaire qu’il nomme « poésie de lettres » — « What a b what a b what a beauty ».
Et, parmi les bois flottés, les laisses que la mer charrie, apparaît, cocasse :
Une carcarcarcarcasse, de casse, de ras de rarascasse.
Enfin, pour boucler la boucle ou ajouter le ruban de l’esperluette — l’un avec l’autre, l’un & l’autre, l’un dans l’autre —, laissons Tristan Tzara (d)écrire Kurt Schwitters :
« Il est difficile, en parlant de Schwitters, de séparer en tranches bien délimitées ce que fut son activité littéraire de son activité picturale, son activité de sculpteur de celle d’agitateur. Une personnalité aussi entière que celle de Schwitters se refuse à se laisser contenir dans le moule des formules définies. […] Si nous arrivons à saisir parfaitement les caractères de [l’espèce], ceux d’un unique spécimen nous mettent devant l’infinie profondeur dont la poésie seule — et je parle de celle qui abolit toute description — est capable de rendre compte.
« Schwitters est une de ces individualités qui par sa structure intime a toujours été naturellement dada. […]
« Dada, dont on sait que chaque membre en était le président » (p. 205).