Revue Europe, Tintin sous le regard des écrivains par Jacques Barbaut
Initiée et introduite par Gérard Cartier, avec le concours de vingt-trois — soit le nombre des albums des aventures, de Tintin au pays des Soviets (renié) à Tintin et l’Alph’art (inachevé) —contributeurs — dont une seule femme, Hélène Sanguinetti, symptôme d’un univers « genré » —, cette livraison d’Europe, « Tintin sous le regard des écrivains », outre qu’elle confirme à nouveaux traits l’incroyable imprégnation sur bien des consciences et imaginaires — de Benoît Peeters à Michel Serres, ou de Jean Echenoz à Jean-Pierre Verheggen —, instaure de bien étranges échos.
« Il ne s’agit pas — nous dit-on — de se pencher sur Hergé, ni même sur Georges Remi, mais sur Tintin. Comme si ces trois-là ne faisaient pas la paire », précise Christian Rosset (et non Clément, qui fut l’un de ses exégètes), pince-sans-rire, qui cite aussi Joost Swarte, l’inventeur de la fameuse appellation « ligne claire », qui fit florès : « La vie n’est pas très claire, c’est presque un marché aux puces ou un bordel. »
Avec Marc Petit, non sans réticences, commençons peut-être par ingérer « l’aspirine hallucinogène qui dans Tintin au pays de l’or noir transforme les Dupond-Dupont en créatures surréalistes, pieuvres aux longs cheveux verts crachant des bulles », entre stations à la fumerie d’opium et delirium tremens.
Avec René de Ceccatty, privilégions dans le Crabe aux pinces d’or : « Haddock dans le désert tentant d’étrangler Tintin qu’il prend pour une bouteille de champagne », et dans l’Etoile mystérieuse : « Haddock se faisant servir encore une larme, un soupçon de whisky qui déborde de son verre, au moment où il dit enfin Ça suffit… Merci !… », lequel commente en passant : « L’alcoolisme de Haddock est d’autant plus dangereux pour le jeune lecteur que ses crises sont des moments de grande poésie et que le whisky a une couleur dorée attirante suggérant un plaisir total. »
Christian Garcin met un coup de projecteur sur Séraphin Lampion — comme petit-neveu de l’illustre Félix Gaudissart, d’une autre Comédie humaine —, vendeur de polices d’assurance, le parangon des beaux parleurs, des adeptes du verbiage creux, représentant de l’authentique arrogance de la bêtise satisfaite, plein de lui-même, qui se pavane et se met en avant, mains dans les poches, le casse-pied dans toute son horreur, bref un sot en trois lettres et dans toute sa splendeur. « C’est curieux que personne ne semble l’aimer, car après tout, son nom est doublement lumineux : les séraphins sont des anges de lumière — quant au lampion, inutile d’épiloguer. »
Comment s’appelle le fidèle pianiste qui accompagne la Castafiore, cette cantatrice dont le répertoire, outre Gounod, s’étend de Rossini à Verdi et à Puccini ?… Igor Wagner, nous rappelle Frédéric Wandelère, qui s’attelle à l’invention onomastique, « son nom est un composé transparent des pans du répertoire que la diva ne pratique pas : la modernité de l’époque, Stravinsky, et l’opéra allemand ».
Créant un effet de loupe sur une unique vignette tirée de la page 4 du Sceptre d’Ottokar — la salle principale d’un restaurant syldave, KLOW, deux miroirs et un porte-manteau, trois tables, des nappes blanches, Tintin et Milou, le restaurateur, le cadre de l’action réduit au strict nécessaire —, Yves Ravey tente l’épure du souvenir d’enfance, soit la lecture dans le canapé de la cuisine familiale après le dîner, dans un quartier tranquille d’une bourgade de province, se remémore l’emploi du papier calque et du feutre noir pointe fine pour s’entraîner à la ressemblance : « … advint ce jour où, attardé devant un album de Tintin, je me suis dit que ce dernier m’avait accompagné, sans que je m’en rende compte, dans l’apprentissage de l’écriture du roman. […] Ce qui m’a impressionné, sans que je l’exprime à l’époque : l’économie de moyens descriptifs, qui génère une impression immédiate et générale de précision dans le geste. […] En lisant, j’écrivais à l’intérieur de cette évidence. J’écrivais comme est dessinée, point par point, la vignette du restaurant syldave. […] quand j’écris, je dessine d’ abord. »
Gérard Titus-Carmel — taillant dans le vif, assénant « Le coup de sabre » —, après avoir recensé quelques-unes des vignettes cauchemardesques qui impressionnèrent durablement son enfance — « l’atmosphère étouffante de la demeure du professeur Bergamotte (orage et menaces mêlés) au centre de quoi trône la momie grimaçante de Rascar Capac (Celui-qui-déchaîne-le-feu-du-ciel), accroupie pour jamais dans sa cage de verre » (les 7 Boules de cristal) —, dissèque, suspend la scène terrible, obsédante (« Il faut trouver la Voie »), s’y attarde, celle, traumatique entre toutes, du Lotus bleu, où l’on voit Tintin, ligoté sur une chaise, près d’être décapité par Didi (une volute flotte au-dessus de son crâne) sous l’emprise du radjaïdja, « le poison-qui-rend-fou », son corps tout entier vrillé par sa prise d’élan.
« Car là, en effet, cette seule image d'exécution se détache de toutes les autres par sa cruauté même, dans la nudité d'un temps ramené au geste d'un bras qui se lève, prêt à frapper et à clore le récit d'un seul coup de lame. »
(Incision, éventration, décollation, menace : Hergé travaillait au contact très rapproché d’une toile lacérée de Fontana qui lui appartenait, un Concetto Spaziale, « clair et souverain, balafré de cinq coups de cutter ».)
Raccord, Alain Bernard Marchand débute ainsi sa contribution : « Il paraît qu’Hergé recrayonnait certains de ses personnages tant de fois qu’il lui arrivait de trouer le papier à dessin. […] Imaginez-le penché sur le papier, comme je l’ai vu sur des photos, dessinant une ligne, l’effaçant, la retraçant par-dessus, trois fois, cinq fois, sept fois, jusqu’à ce que le papier se troue, aussi franchement que Lucio Fontana fend la toile, artiste qu’il admirait et dont les coups de lame correspondent à une espèce de paroxysme de la ligne claire. Alors, n’apparaît plus dans le trou que la table à dessin, devant laquelle il passe le plus clair de son temps pour se faire la main. »
Music-Hall Palace (les 7 Boules). « L’image est souvent reproduite, c’est normal, elle est inoubliable. […] Image minée, coupable ou malade, à sa façon intoxiquée. » Introduit par Georges-Olivier Châteaureynaud (« La loge, la chute et la fosse »), subitement, comme un chien dans un jeu de quilles, « le capitaine Haddock, aveuglé par la tête de vache en carton-pâte qui s’est encastrée sur lui, débouche de la coulisse et fait irruption sur la scène où un prestidigitateur s’apprête, comme par hasard, à changer l’eau en vin ».
Renaud Nattiez, qui étudie le comique de langage, précise que le « je dirais même plus » des Dupondt, présent soixante et une fois dans les albums, est drôle parce que, loin d’apporter un éclaircissement ou une précision, il annonce systématiquement et tout au contraire une tautologie, tandis que le professeur dur de la feuille, expert en pataquès, Tournesol, « a tout d’un poète, mais d’un poète qui se focaliserait sur la rime ».
Alain Borer, à l’écoute de l’univers sonore qui tinte et retinte, incluant onomatopées, déflagrations, explosions, borborygmes lettristes, vocalises, ventriloquies, cris d’animaux — cette bande dessinée est aussi une bande-son —, affirme : « Tournesol est heureux d’être sourd. Je dirais même plus : Tournesol est heureux d’être sourd. »
Le vol 714 vient de se poser à Djakarta.
Haddock : Où nous sommes ?… Mais je vous l’ai dit : à Djakarta.
Tournesol : C’est curieux : j’aurais juré que c’était Djakarta.
Haddock : Mais c’est Djakarta. Mille milliards de mille millions de mille sabords !
Tournesol : Chandernagor ?… Vous voulez rire !
* * *
Sans rapport aucun, le cinquième album mis à part, imparablement, à la page 248 de ce même volume (Catherine Goffaux, « La correctrice », section Chroniques), je prélève :
« Karl Kraus, le satiriste viennois, répondit à un critique musical qui s’étonnait de le voir encore aux prises avec un journal ayant commis la négligence d’omettre une virgule dans son édition d’un poème alors que le tout-Vienne politique s’excitait à propos du bombardement de Shanghai par les Japonais en 1932 : “ Je sais que tout cela est dénué de sens, quand la maison est en feu. Mais aussi longtemps que c’est possible d’une façon quelconque, je dois faire cela, car si les gens qui y sont tenus par obligation avaient toujours veillé à ce que toutes les virgules soient à la bonne place, alors Shanghai ne serait pas en train de brûler. ” »