Revue LIGNES, n°64 par Jacques Barbaut

Les Parutions

03 févr.
2021

Revue LIGNES, n°64 par Jacques Barbaut

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Revue LIGNES, n°64

 

« Dans le domaine de la langue, il faudra bien que la grande poésie continue. Elle continuera. Je ne vois pas non plus la fin de la langue française. Les grandes choses ont du mal à mourir. Cest une vieille langue maintenant, elle attend seulement quon la bouge à nouveau. »

P. G., entretien avec Jacques Henric, 2010, in Divers. Textes, interventions, entretiens (1984-2019), Les Belles Lettres, 2019, p. 313.

 

*

          Première revue — non la dernière — à consacrer un numéro à Pierre Guyotat après son « départ », à l’âge de quatre-vingts ans, le 7 février 2020 — tandis que les mots « pandémie », « enfermement », « biopouvoir » commençaient de coloniser les cerveaux —, un an à la date, ces Lignes, soixante-quatrième livraison (deuxième série), trente-deuxième année, ensemble de 34 contributions réunies par Donatien Grau et Michel Surya, qu’orne aussi en frontispice une photographie n&b de Catherine Hélie : « sa physionomie de moine zen, au haut front en obus », crâne blanc d’ivoire luisant comme un galet, un roc lissé par l’océan.

          Ce « Tombeau pour Pierre Guyotat », une tradition littéraire — Calme bloc ici-bas chu dun désastre obscur —, qui fait écho plus d’un demi-siècle plus tard — d’alpha en oméga — au Tombeau pour cinq cent mille soldats qui signa la véritable entrée, sidérante, dans l’univers dit « des lettres », après deux galops d’essai (Sur un cheval et Ashby), publié enfin, après moult vicissitudes, chez Gallimard en 1967 grâce aux soutiens de Georges Lambrichs, Roger Caillois et Michel Foucault.

          Le mot « génialité » — qui exhausse et parasite utilement celui de « génie » —, que l’on ne prononce jamais sans un certain tremblement, imprimé justement dès la première page de présentation, un art sans commune mesure, assurément — « excès », « grand œuvre transgressif », « puissance subversive », « proximité entre la grâce et la folie », seront aussi prononcés, « idiotie souveraine », « exception » sans doute aucun, « monolithe », je l’ajoute. « Le nom même de Guyotat était, de longue date, totémique sur la scène littéraire » (p. 98), ou « organisation de la démence et du sortilège » (Linda Lê, passant par Manganelli), « un être avalé par sa légende » (Th. Grillet).

          Outre le témoignage en ouverture de Régis Guyotat, son frère le plus proche, sur leurs années de formation, de la période contée dans Formation : le père, médecin de montagne, « une sorte de saint civil », la figure du curé d’Ars, du nom de Viannay (celui de sa mère) — « lennui, cest que les saints attirent le diable » —, la famille et ses figures héroïques engagées dans la Résistance, le choc provoqué par la rencontre avec les photographies « concentrationnaires »…

          … Beaucoup — trop ? mais sans doute est-ce le genre qui l’imposait — de témoignages, de souvenirs de conversations — les « faits vrais » — des proches et amis qui tous disent l’émotion, la chance, l’honneur, le privilège, de l’avoir écouté en lecture publique (ses timbre, rythme, volume, phrasé, sa colonne d’air — une basse continue), fréquenté, connu — « une expérience inoubliable », écrit Colette Fellous, « Pierre a su se faire aimer de ses amis, à un point que peu de gens parviennent à atteindre » : soit Pierre en visite ou en promenade, aux dons d’observation et d’empathie exceptionnels, flânant dans les jardins du ministère avec Jack Lang, lui proposant des cours de langue accessible aux maternelles, rassemblant imaginairement des reliques (christiques, royales) en un itinéraire débutant à la Sainte-Chapelle pour rejoindre la basilique de Saint-Denis (P. Bouchain), Pierre sur les terrasses d’Istanbul, Pierre en pèlerinage jusqu’à une tour de Vitry-sur-Seine, qui fut l’un des lieux d’écriture d’Éden, Éden, Éden (Stephen Barber) ; portrait d’un Pierre Guyotat en amateur de culture dite « populaire », connaisseur de Johnny Hallyday comme de Charles Aznavour — quand l’un comme l’autre eurent droit à des funérailles quasi nationales, rappelle Éric Rondepierre, pas la moindre petite phrase présidentielle ne fut prononcée à l’occasion de sa mort —, de Joe Dassin (zaï-zaï-zaï-zaï), de Nino Ferrer (Gaston/yaltéléfon qui son), de Frank Alamo, ne ratant non plus un épisode de Faites entrer laccusé ni d’Inspecteur Derrick ; autres scènes encore où Pierre, ici pour reprendre ses esprits, s’allonge sur la banquette d’un restaurant ou à même le trottoir sous une pluie battante (J. Henric), là pour emmagasiner des sensations, sur le lit d’un couple d’amis (B. Leclair), ou encore sur son lit d’hôpital ou d’agonie — jusqu’au moment définitif : « le cercueil verni soutenu par des cordes tenues par les croque-morts qui le descendent au fond dune fosse du Père-Lachaise, près de Nerval », avant sa métamorphose, ou métempsycose, en Ganesh, dieu-éléphant de la sagesse et patron des travailleurs du savoir à la mémoire phénoménale, selon une sublime, ultime hallucination de Pierre Chopinaud — barrissement.

          « Homme de lignes », insiste Catherine Brun, sa rigoureuse biographe  (Léo Scheer, 2005), à l’œuvre colossale et pourtant largement inédite (Bivouac, Géhenne, Samora Mâchel : en préparation…) — homme de lignes auquel Daniel Buren rend ici rythmiquement et sobrement écho en ses 12 pages et 21 incongrues verticales —, bâtisseur d’« écrits-forteresses », balançant entre écrits « en langue » (parlures plurielles, obscénités, agglutinations, syncopes, apocopes et troncations, apostrophes, attaques, souffle, chant, accueil des sabirs et des bâtardises, emprunts aux mots « tahitiens, corses, turcs, arméniens, kurdes »… — « je travaille avec un paquet de voix dans la gorge : bouillie de voyelles, de consonnes, de syllabes, de mots entiers même, qui demandent à sortir, à gicler sur la page ») et livres en français dit « normatif ».

          Mini controverse — ou divergence — au centre du numéro.

          Dans son article « Le dernier croyant » (en l’Œuvre, les grandes révolutions  formelles, la littérature comme représentation et expérience du sacré, le mythe de l’artiste-démiurge, le Panthéon…), seul Christian Prigent formule une position mélancolique, désenchantée, légèrement sceptique, émet quelques doutes ou réserves — « Un grand écrivain. Ces termes ne vont plus de soi » —, ceux-ci concernant sans doute davantage l’époque que l’homme — « De ce qua tenté Pierre Guyotat, on peut ne rien accepter. Le renvoyer à un bricolage formel maniaque ou à un délire autiste. Le mettre au tiroir de la folielittéraire. Ne pas voir pourquoi on sescrimerait à déchiffrer son patois. […] L’œuvre donne toutes les verges pour que de cela on la batte. »

          Parole à la défense (— abjection votre honneur ?). Michel Surya, dans « Plus fort que Dieu ? », l’article suivant, qui semble y répondre, se projette sur des hauteurs quelque peu vertigineuses, parie encore et malgré tout sur l’art, la foi en… (vous pouvez remplacer ici le nom du marquis par celui de Guyotat) : « Klossowski avait, au sujet de Sade, développé des choses belles, folles, savantes, complexes, et presque semblables. Lesquelles seraient revenues à dire que Sade, que les représentations de Sade, que les horreurs auxquelles se complaisaient les représentations de Sade, et se prêtaient les figures de Sade, parachevaient Dieu. Le parachevaient ni plus ni moins en ce sens, explicitement : sans lesquelles Dieu lui-même neût pas été complet, ni ne le serait jamais », expose aussi un Guyotat chrétien, mais chrétien version gnostique — un catholicisme éminemment hérétique : « Hérésie qui voudrait que ce parachèvement ait raison de lui, lachève ou pas. Ça nen serait pas fini, ça nen finirait jamais, Nietzsche le savait lui-même qui la tout de suite dit. Ce ne sont pas là choses avec lesquelles il faut quon en finisse, sinon tout se trouverait dun coup perdu des raisons pour lesquelles on a affaire à lart et à la pensée. »

          Effondrement, Coma, réa, Progénitures

         Dans le meilleur des cas.

 

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