Souvenirs de Nadejda Teffi par Christian Désagulier

Les Parutions

17 mai
2017

Souvenirs de Nadejda Teffi par Christian Désagulier

  • Partager sur Facebook

 

2017-1917=100 ans que de février à octobre, la Russie accéléra dans le virage sans qu’aucun panneau triangulaire ou rond ne signalât quelques dangers, puisque vivre avant déjà était, comme après fut, une performance.. Il fallait qu’aucune marche arrière boulevard l’Histoire ne fût plus possible après (ça ne l’est jamais..) : attention, interdiction de stationner - cela s’appelle une Révolution..

Nadejda Teffi que ses origines désignaient comme une intellectuelle et héritière conservatrice n’était pas tendre dans ses écrits avec le régime tsariste, l’écrivaine que Nicholas II considérait pourtant comme suffisante à elle seule pour faire une anthologie de la littérature russe..

Générosité progressiste de partage des sorts bons et mauvais, ceux des sorts dont l’advenue au monde vous fait l’héritier comme des contes, développée toute petite à la lecture de Tolstoï dans la bibliothèque de la propriété de famille, amplifiée aux vibrations de l’histoire qui donnait le mal de cœur aux blancs en grandissant, ou bien générosité d’aumônes pour que rien ne change à la découverte des enjeux rouges ?

Témoins en 1905, ses contributions au premier journal quotidien bolchevik La vie nouvelle dirigé par Lénine, publiées dans la rubrique « littérature » auprès de celles de Zinaïda Hippius au symbolisme réactionnaire, avec Gorki au nombre des membres du comité de rédaction.. Ce jusqu’à ce que Lénine fasse de ce journal un « organe », juste avant que La vie nouvelle ne soit interdite (celle de 1905, à ne pas confondre avec La vie nouvelle menchévik de 1917..) Et puis il y a cette étrange photographie prise en 1916 pendant la guerre germano-russe où elle pose en infirmière souriante, en costume immaculé de vierge, tenant par le canon un fusil crosse à terre, déguisée ?

Le grand écart devait s’arrêter là, elle redevint à surveiller de près comme tous ceux qui avaient matériellement tout à perdre et vérifiaient que la probabilité de cette occurrence augmentait jour après jour.. A partir de février 1917, pas un jour sans qu’un évènement décisif ne se produisît (1) comme vivre un jour de plus ou mourir un jour de moins..

« - Ne regardez pas par là ! Surtout pas ! grommela Gouskine. Aïe-aïe-aïe ! Tournez, tournez !.. Nous n’avons rien vu… marchez doucement… nous nous promenons. Nous avons un concert ce soir et nous nous promenons, débitait-il comme s’il essayait de convaincre quelqu’un et ses lèvres décolorées grimaçaient un sourire. Je me suis détourné rapidement et n’ai quasiment rien vu. Je n’ai même pas compris exactement ce qu’il ne fallait pas voir. Une silhouette en capote se baissa, ramassa des pierres et les lança sur une meute de chiens qui rongeaient on ne sait quoi. Mais c’était assez loin, derrière le remblai. Un chien s’éloignait en traînant quelque chose par terre. Ce fut tellement rapide… J’eus l’impression qu’il traînait… bien entendu c’était une impression… il traînait une main… oui, on aurait dit des espèces de lambeaux et une main, je vis les doigts… Mais voyons, voyons, ce n’était pas possible ! Enfin, il ne pouvait tout de même pas ronger une main…»

En 1919, elle doit prendre ses clics et ses clacs – l’humour a rejoint la liste des suspects : Souvenirs relate une tournée de lectures théâtrales qui s’avérera être une boucle ouverte de Moscou à Constantinople, une tournée sans retour sous le « déguisement » d’une troupe de théâtre - jusqu’à Paris, terminus où elle finira par tourner en boucle comme tant d’exilé-e-s russes, particules féériques qu’un désormais lointain aimant rassemble en les repoussant..

Teffi n’a pas besoin de pousser les aléas du voyage à l’absurde mais a contrario de faire des efforts de raisonnement un peu tors pour contenir leur absurdité, notant ce qui arrive jusqu’à ce que fonde un peu l’effroi devant l’incrédible – et la peur permanente soit supportable.. Singulière faculté d’écrivaine qui sait faire baisser la pression de réalité quand celle-ci dépasse l’imagination (elle la dépasse toujours..), passer de ces anneaux au cou des lecteur-e-s comme aux cormorans pour les empêcher de l’avaler telle quelle, sans quoi ses piranhas..

« Il fallut donc que je me démène pour trouver une chambre. Longtemps. Fastidieusement. Faire la queue pendant des heures, se faire enregistrer, aller s’informer chaque jour, dénouer les embrouillaminis.

On m’en attribua enfin une : dans un immense hôtel avec le toit percé. Le premier était occupé par la « Chauve-souris », le second, vide, était en réparation. Au troisième, vide aussi, une chambre – la mienne. C’était une pièce d’angle : deux fenêtres d’un côté prenaient le vent du nord, deux de l’autre, le vent d’ouest. Il y avait des doubles-fenêtres, et les carreaux étaient si habilement cassés qu’on ne le devinait pas tout de suite : dans le châssis intérieur – celui du bas à gauche et celui du haut à droite… à l’extérieur – celui du bas à droite et celui du haut à gauche. Quand on regardait, tout paraissait en ordre et intact, et on ne comprenait pas pourquoi les lettres volaient au milieu de la pièce et les manches du peignoir pendu à une patère remuaient… »

Ecrivaine « humoriste et satiriste » dit-on, écrivaine tout court qui écrit ce qu’elle observe sous forme de récits à la précision fantasmagorique – toute précision l’est - aux métaphores concrètement allusives, au burlesque détonateur de rires blancs pares-peurs, de sourires à la grimace aux visions de berlues : récits que la traductrice Mahaut de Cordon-Prache rend si bien puisque le corps réagit au quart de lecture..

Bien sûr, rien de vraiment comparable avec la grande Marina Tsvetaieva et la magnifique Olga Bergholtz quelques tournants plus tard pendant le siège de Leningrad en 1940 (2), époques de dérèglements humains comme il y a tant partout dans notre monde, indéfiniment - tout ce que l’une et l’autre écrivent agissant sur le cœur autant que le ventre, commande au nerf vague autant qu’au pathétique – de trochlée en trochée convertissent l’exil en autre monde..

_______________________________________

1 Alexander Rabinowitch, Les bolcheviks prennent le pouvoir, La révolution de 1917 à Petrograd, traduit de l’anglais par Marc Saint-Upéry, éditions LA FABRIQUE (2016)

2 Toute la lire, Cahier N°1, Femme fatale de Teffi traduit par Olga Shuvalova (2015), et Cahier N°2 Le jeûne de l’Avent de Sergueï Zavialov traduit par Yvan Mignot (2016) aux éditions TERRACOL

Retour à la liste des Parutions de sitaudis