Tutoiements, Daniel Cabanis par Jacques Barbaut

Les Parutions

22 mars
2023

Tutoiements, Daniel Cabanis par Jacques Barbaut

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Tutoiements, Daniel Cabanis

 

La couverture, dont le graphisme est une composition due à Bianca Saldine, au premier coup d’œil t’évoqua ce roman fin-de-siècle signé Princesse Sapho, édité en 1891 par Léon Genonceaux mais jamais mis en vente, inTiTulé Le Tutu, redécouvert par Tristram en 1991, cent ans après, l’un de ces TexTes les plus barrés jamais conçus par cervelle humaine, qui emprunta à LauTréamonT — mais en réalité non, rien à voir, pure illusion.

 

Daniel Cabanis, qui n’a jamais rien fait comme les autres, élabore un carnet composé de 90 textes au calibrage strictement identique — soit huit lignes de 66 signes chacun sans césures de mot (au prix parfois de quelques acrobaties et abréviations pas piquées des ha), créant des blocs typo tout à fait uniformes, exploit digne des Grands Rhétoriqueurs —, soit Tutoiements, un ouvrage qui se consulte (un format dit « à l’italienne » lui aurait convenu) en lui imposant préalablement une rotation d’un quart de tour vers la droite — tu passes de midi à trois heures —, un angle de 90 degrés nécessaire pour la lecture : le dos, la reliure, se retrouvant en position horizontale.

 

Cette première originalité une fois franchie, tu t’aperçois qu’il est « écrit au tu » (note en passant que c’est assez cohérent pour un ouvrage qui s’appelle Tutoiements), cette deuxième personne du singulier qui t’avait interpellé autrefois lors de ta lecture de La Modification, de Michel Butor, mais tu viens de vérifier, tu as fait une grossière erreur, il est écrit au « vous », deuxième personne du pluriel : « Vous avez mis le pied gauche sur la rainure de cuivre, et de votre épaule droite vous essayez en vain de pousser un peu plus le panneau coulissant » — n’importe nawak.

 

Esquissant la silhouette d’un plutôt triste sire, gardien de falaise troglodyte et artiste du dimanche, à partir de quatre-vingt-dix (cette précision, tu l’as déjà donnée) textes au starter identique, Tu as… , de « Tu as un chez-toi » (01) à « Tu as un but » (90) — « anaphore » si vous voulez, ou ce qui s’appelle plus simplement « avoir de la suite dans les idées » —, un ami de ses proches qui le connaît par cœur rêve en douce de lui faire les poches et la peau, une sale réputation et des misères ;  celui-là même qui le portraiture, qui semble avec lui être à tu et à toi, cet ami hypocrite lui plante moult couteaux dans l’ dos : entends-tu comme moi « tu le tuas » dans tu as ?

 

Ce personnage innommé qui a un nom imprononçable (dit-on) et  un pseudonyme qui lui va comme un gant, une tête de tueur (tandis que son sosie porte plainte pour plagiat facial !), est sédentaire endurci, collectionne les fiascos, râteaux, bides et foirades, vit une vie de loser bien remplie, échoue à écrire ses Mémoires d’un minus habens habens, a des souvenirs d’enfance traumatisants, un vélo d’appartement — « tas que tu es », enfonce son biographe, traître et faux derche — ; il refuse de vendre sa pipe, plus pipe authentique y’a pas, au plus offrant ; il a aussi un petit quelque chose, une admiratrice, le don de déplaire, un escalier dont l’usage qu’il en fait est tout fait stupéfiant, un fourre-tout, un vide-poche, un pêle-mêle, un ouvre-boîte et un trop-plein, une case en moins et une légère infirmité ; il a une tasse qui n’est pas ta de thé, une tasse qui est une tasse qui est une tasse…

 

Tu as une suggestion : pour qui ambitionnerait de produire une édition contemporaine, modernisée, de l’« Anthologie de l’humour noir », à côté de « L’instruction aux domestiques » de Swift et « Le tueur de cygnes » de Villiers de l’Isle Adam, des extraits de Tutoiements, de Daniel Cabanis, pourraient y figurer en bonne place, ne dépareraient pas le florilège, entre dérision fielleuse et sarcasme pince-sans-rire.

 

 

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