Vie ? ou Théâtre ? de Charlotte Salomon par Christian Désagulier
Ce livre aux 820 pages de reproductions au format quasi original sur papier non couché pour la fidélité ultime au canson, ce livre à la balance des couleurs équilibrée jusqu'à la vérité du faussaire, est un chef d'œuvre..
On ne redira pas toute la revue de presse nombreuse et unanime, fond et forme, qui a accompagné la sortie de Vie? ou Théâtre? , articles venus de critiques tous subjugués par l’œuvre que l'édition Le Tripode sert au plus près, comme par devoir..
On voudrait seulement essayer de faire passer ce gros livre par le sas qui sépare les habitudes de lecture, lequel, comble de libraire, pourrait être rangé dans tous les rayons, jusqu'à celui de poésie qui tous déjà les inclus, ou devrait..
Près de 800 gouaches achevées en 18 mois, dans un Sud de la France aux urgences de l'Histoire, soumise au contrôle mussolinien puis nazi, avec à peindre d'urgence une histoire de famille, d'ascendantes maternelles, un roman familial scandé de drames, avec à raconter ce dont Charlotte Salomon a la prescience, qu’après elle, en sursis, il n’y aura plus personne pour reconnaître celles, qui à elle, aboutissent..
Un livre vital pour la mort, une artiste acharnée d'obéir à la pulsion de couvrir de couleurs et d'écrits, dans le report à temps compté de cette fatalité : une plongée fatale des pinceaux dans les couleurs sachant d'avance qu'elle ne respectera pas les paliers de remontée de ces fonds bougeants de gouaches aux mélanges improbables d'angoisse diluée..
Sous-titré Ein Singespiel, que le traducteur et éditeur Frédéric Martin a rendu par Une opérette, ce qu'elle n'est pas tout à fait, ni un opéra bouffe, ce qu'il est ironiquement. Charlotte Salomon de profonde ironie a-t-elle pu avoir ces acceptions en tête ? Et celle d'opéra-comique tant Vie ? ouThéâtre ? est stratifié de dialogues parlés et chantés, de Singespiel, sous-titre que Mozart a pu donner à la Flûte enchantée; justifié ici en ce que les gouaches sont rythmées de didascalies d'ordre musical, des noms des airs que Charlotte Salomon fredonnaient en peignant, ainsi :
Sur la mélodie
Ich hatt’ einen Kameraden, einen
bessern find’st du nicht
(J’avais un camarade, tu ne saurais en trouver de meilleur)
« Nous faisions de beaux voyages, tout en haut, tout en haut des sommets, tout en haut des plus hauts sommets. »
Mélodie
Das Wandern ist des Mullers Lust
(Marcher, tel est le plaisir du meunier)
Et sans doute n’est-il pas insignifiant que l’homme à qui s’adresse la déclaration d’amour majuscule écrite au pinceau d'aquarelle à l’épilogue de l’opéra tragi-comique se prénomme Amadeus..
Ce roman graphique aurait donc les attributs d'un livret, d'opérette, d’opéra bouffe ou comique, de Singespiel, tous attributs auxquelles il répond par bien des degrés, au premier comme souvent au second - si livret n'était pas un diminutif mais un augmentatif - livret et l'interprétation par Charlotte Salomon..
Roman graphique ? Graphique oui, mais pas si roman que ça, ou alors autobiographique, dont les personnages porteraient des noms de famille humoristiquement codés, sinon leur véritable patronyme : Paulinka, le professeur Klingklang, les docteurs Knarr et Kann (mais pourquoi tant de K ?)
On a parlé de Chagall, d'expressionnisme allemand, de Munch, d’art brut : on devrait parler de Charlotte Salomon. Elle a suivi les cours de l'école des beaux arts de Berlin de 1933 avant que d’être spolié de son Prix d’Excellence et d'être exclue de l'Ecole pour cause de judéité..
On pourrait également faire référence aux expérimentations filmiques de Muybridge et Marey, dans sa décision de suggérer le mouvement, tant la cinématique des protagonistes, telle qu'elle est techniquement rendue, intensifie le revivre, confère au papier le statut d’un écran dont chacune des scènes de souvenirs aurait été photographiée en rafale et repeinte, image par image. Quand la peinture n'est pas tout simplement une vue souvenue, de dessus ou bien en contre-plongée, toutes indications qui, avec la trajectoire des personnages, parvient à capturer le continuum mobile et confère également à cet ouvrage le caractère d’un story-board..
L’argument de l’opérette ? Il n’y a pas d’argument sauf celui de faire revenir à elles et à elle, le temps de Vie? ou Théâtre? toute de lignée féminines qui se jetèrent dans l'eau ou le vide, toutes prises lâchées définitivement, son arrière grand-mère, sa tante Charlotte, sa mère et sa grand-mère, pour que tout cela cesse. Mais quoi ? Et quelle sorte de sort pousserait spécialement les femmes dans le dos, par qui, jeté, ce sort à se jeter ?
Hérédité dont Charlotte Salomon parviendrait ainsi, à l'exécution de son ouvrage, à retarder l'exécution de la sentence signée XX, s'accordant ainsi, par ce défi, une prolongation, défi qu'elle sait désormais relevé, dans le bonheur, oui le bonheur malgré, ou bien à cause d'un régime de travail appliqué obstinément, celui d'avoir enfin trouvé son style par une stimulation épigénétique : par la prégnante narration de l'histoire de sa vie pour la mort..
Une fois l'œuvre accomplie, mariée avec bans à la mairie de Nice, au su de tous les dénonciateurs gammés, ce sera empoisonnée au Zyklon B d'Auschwitz qu'on la jettera dans le four, avec dans le ventre un début d'enfant dont on ne saura pas si c’était une fille..