18 sept.
2009
Will de Jody Pou par Éric Houser
L a n g u a g e trouble
Ces deux mots font référence au titre de Judith Butler, Gender trouble, traduit par "trouble dans le genre" (pas très heureusement à mon avis).
# Ici, le trouble est d'abord suscité par le heurt d'un très fort tabou, le tabou du monolinguisme de l'écrit. Autant on admet, voire on admire, le "switch" d'une langue à l'autre à l'oral, qui s'expérimente au quotidien chez les personnes bilingues ou quasi-bilingues (que l'on pourrait donc appeler flying hollandais), autant à l'écrit, ce n'est pas trop admis, probablement par nationalisme atavique.
On m'objectera Pound, par exemple. Rien à voir ! Chez Pound, les inclusions d'autres langues (plein de langues) sont fragmentaires et citationnelles. Alors qu'ici, la phrase écrite mime le switch oral (passage subit de L1 à L2), tout en le littéralisant puisqu'on est dans le registre écrit donc littéral. C'est pourquoi d'ailleurs le mot de switch n'est pas adéquat, il faudrait trouver autre chose.
Dans le livre de Jody Pou, cet élément (swillch ?) ne constitue pas un obstacle à la lecture. Un lecteur français en sait toujours assez dans L2 (l'anglais, du moins écrit) pour se débrouiller avec cela (je ne suis pas certain que la situation réciproque se vérifie...).
# Mais le trouble est situé aussi dans le plan de consistance (qui se définit par l'unité des matériaux, disons aussi l'unité thématique, ici d'un livre). Il est explicitement sexuel dans la partie I, tramé sur de nombreuses occurences d'Anaïs Nin et de son Journal ; "coloriel" (veuillez excuser ce néo) dans la partie II.
On sait que le plan de consistance a aussi pour nom "plan de composition" (cours de Deleuze, disponible sur internet). On ne se situe plus ici dans le registre thématique mais dans celui de l'écriture proprement dite : "les couleurs peuvent maintenant / être séparées / et recomposées / at will, / peuvent être fragmentées, // et Keats peut nous apprendre / à regarder l'arc-en-ciel / en aveugles éblouis, / until he found a palpitating snake, / his name writ in water." Référence forte à Michel-Eugène Chevreul dans la partie II, et à sa contribution bien connue à la théorie des couleurs : loi du contraste simultané des couleurs (je souligne).
Il est plaisant de relever que le grand homme, présent aussi dans la partie I, s'est intéressé, dans un autre versant de son travail scientifique, aux corps gras d'origine animale (ouvrage publié en 1823, celui sur les couleurs datant de 1839). L'analogie corps féminin / corps animal (sécrétions, humeurs...) s'impose à moi, pas du tout en tant que vérité mais plutôt en tant que mascarade, ce qui témoigne à mon sens d'une réjouissante puissance d'ironie de la part de l'auteur (une femme, est-il besoin de préciser). Puissance qui trouve à s'actualiser aussi dans un passage central (géographiquement du moins) du livre, celui qui commence par "Et il me dit, "tu devrais être plus hégélienne". "Je te demande d'être plus hégélienne."" Je laisse au lecteur le plaisir de la découverte de ce passage, qui est loin d'être philosophiquement aussi naïf que les apparences pourraient le laisser croire, et qui me fait penser à un récent essai d'Ari Simhon ("L'exotérisme hégélien ou le penser concret") faisant suite au texte "Qui pense abstrait ?" (Wer denkt abstract ?), texte d'un peu plus de 5 pages et étonnamment assez humoristique de Hegel, remontant à 1807 (période d'Iéna ou de Bamberg, on n'est pas sûr).
"At will" (citation ci-dessus) est l'équivalent anglo-saxon de l'expression "ad nutum", souvent accolée au mot révocation ou révocabilité (usage juridique) : un engagement x peut être "révoqué ad nutum" i.e. de la seule volonté (au bon vouloir) de l'une ou de l'autre des parties. "At will" fait écho bien sûr au titre de l'ouvrage, et me paraît désigner très justement (fonder, même) le projet compositionnel dans son entier. Loin de tout arbitraire, et avec beaucoup de grâce je trouve, ce projet ouvre de réelles potentialités d'écriture, dont je n'avais, avant de le lire, aucune idée ! Après cette lecture, j'avoue que j'aimerais beaucoup entendre la voix de soprano de Jody Pou (voir le site et la quasi-concomitante - à la parution de ce livre - sortie d'un disque Webern avec Emily Manzo au piano). Je ne serais pas surpris qu'elle soit coloratoure...
# Deux remarques pour finir : la maquette particulièrement élégante pour cet opus des Petits Matins, et l'absence de postface (qui semble d'usage dans cette collection). Cela ne m'a pas manqué.