ni se nommer, Stéphane Lambert par Yves Boudier
D’emblée je tiens à préciser que je ne reviendrai pas sur les questions posées par l’approche généralisée de la peinture par le poème chez Stéphane Lambert. Je renvoie à mon analyse d’Art poems, publiée en 2018. La lecture aujourd’hui de ni se nommer ouvre une réflexion d’une autre nature, bien que toujours liée à l’émotion esthétique visuelle et ses effets sur l’écriture du poème.
Pour tenter de me faire comprendre, permettez-moi un détour, celui de me tourner vers mon enfance pendant laquelle j’ai vécu une expérience qui me hante encore aujourd’hui, celle d’écouter des œuvres musicales sans connaître le moins du monde la lutherie instrumentale à l’origine de la production des sons, écoute dont je ne peux retrouver la mémoire des sensations éprouvées car recouverte et comme devenue inaccessible par la connaissance postérieure des différents instruments composant telle ou telle formation orchestrale. Comment alors entendre un quatuor à cordes sans identifier les deux violons, l’alto et le violoncelle ? Même une écoute acousmatique, c’est-à-dire sans présence visuelle des instrumentistes, s’accompagnera d’images qui mettent en présence la matérialité des outils sonores, des objets sonores, pour reprendre le vocabulaire de Pierre Schaeffer[1]. Dématérialiser, dés-instrumentaliser l’écoute s’avère impossible dès que l’on est entré dans la culture musicale et instrumentale, à son esprit défendant. Il faudrait n’avoir jamais>de visu écouter de la musique, attitude inimaginable quand on connaît ce qui préside à toute écoute et diffusion audiovisuelle de la musique depuis le milieu du XXe siècle.
Ce détour intime par la musique me conduit à déplacer l’interrogation vers le champ de la représentation, de la peinture, lorsqu’elle entre en relation avec l’écriture du poème. J’insiste sur écriture du poème, à l’opposé de l’usage plus général de l’écriture pour décrire, commenter, mettre en question le travail pictural.
Ainsi, que se passe-t-il quand on est conduit à lire un poème qui porte en titre une référence précise à un peintre, à une école picturale ? Est-il possible de ne pas sur-interpréter le sens des mots par contagion imageante, de ne pas référer le sens du poème à une connotation picturale ? Que veulent dire, par exemple, des termes comme ciel, nuit, nature ou pénombre, devant Caspar David Friedrich, Géricault, Michael Biberstein, les installations lumineuses de James Turrell[2], les photographies Lux in Tenebris de Patricia Canino ou L’œil du labyrinthe de Maria Helena Vieira da Sylva[3] ? Comment ne pas substituer l’une à l’autre la forme de l’écriture poétique et celle d’une image peinte et/ou d’une photographie, et, de par ce déplacement redistribuer la sémantique d’ensemble du poème ? Est-il possible de dé-visualiser la lecture du poème ?
La réponse s’avère négative et c’est heureux. En effet, si la nostalgie d’un sens univoque et spontanément accessible du langage est toujours tenace, comme le serait un éden babélien perdu, c’est bien dans cette mixité des sensations, cette polysémie des équivalences artistiques apparentes, que naît et croît le plaisir, et du texte et de l’image. Comment ne pas trembler d’émotion devant le conflit entre l’image mentale signifiée par la langue du poème et la représentation picturale en référence implicite, bien qu’absente et paradoxalement d’une présence débordant tout cadrage mental ? Le poème prend là tout son sens, il justifie, s’il le fallait, de sa nécessité, du rôle irremplaçable qu’il joue comme aiguillon de jouissance esthétique autant que poétique.
L’écrit documentaire sur la peinture ne suscite pas particulièrement ni intentionnellement l’émotion du spectateur-lecteur à qui il propose une approche qui se donne comme but d’épuiser son objet par une description minutieuse de l’œuvre considérée, opération textuelle autrement nommée ekphrasis. Cet écrit analyse prioritairement les relations, dont il postule l’existence, entre l’auteur et l’œuvre, interroge un contexte et son influence. Le caractère le plus souvent anonyme[4] de ce type d’écrit est d’ailleurs le gage de sa probité, à l’inverse radical du poème qui engage l’intimité émotionnelle d’un sujet, dont la sidération devant l’œuvre s’exprime en reforgeant la langue commune en celle d’une singularité absolue. Ainsi, le poème transcende-t-il toute adhérence solipsiste pour dépasser l’unicité d’un regard en suggérant au lecteur une analyse de sa propre expérience langagière. Plus qu’une intention, le poème offre une attention, un partage certes hanté par le démon de l’ineffable et de l’extra-verbal, mais qu’il congédie dans l’aboutissement de son écriture.
La leçon de Stéphane Lambert dans ce troisième volet de son triptyque consacré à la création plastique, est tout entière dans ce poème : tu regardes / seul / le tableau / rêvant / d’autres ciels / en toi / d’autres corps / à tes côtés / la conscience / butant / contre la conscience [p. 29]. Il dépasse là, car il interpelle le « regardeur », ce qu’il écrivait dans Écriture première[5] à propos de Gerhard Richter, à seule fin / de délivrer / l’image / de l’illusion / de l’image / pour atteindre / le grand vivre.
Reste dans ce superbe livre, dont l’écriture à mes yeux mime la violente délicatesse du geste démultiplié par les six artistes qui instruisent les poèmes, l’énigme de la première séquence intitulée D.I.E.U. Certes, Stéphane Lambert affirme dans un long et bel entretien qu’il n’a « strictement aucune croyance, sinon l’art et la littérature [6]». Sensible cependant à l’idée que « la poésie, c’est ce qui rend la réalité réversible », comme il l’écrivait dans ce même entretien à propos de Rilke, spiritualité et poésie voisinent donc chez lui de conserve dans sa quête sensible d’une « manière d’au-delà », créant / et recréant // sans fin / la matière / sans origine [p. 16]. Cette séquence au seuil du livre, serait-elle une forme d’art poétique, de quintessence offerte à fleur d’âme et de pensée des tentatives-tentations du regard sur la représentation par les lettres, le déroulement / d’une phrase, la langue / lancée / à l’assaut, le mot, le verbe, l’œil / qui / voit, la voix, dans la cendre / de l’incréé, pour rejoindre ce qui ne manquera pas de s’éteindre / dans la couleur / de celui / qui ne viendra pas [p. 45] et toucher au but, rêve / architecturant/le déroulé/de la parole / jusqu’à plus dire //toutes portes / ouvertes / du labyrinthe / sans nom [p. 54-55].
Pour revenir à la musique, on appelle anacrouse ces notes quasi fantômes qui précèdent le premier temps fort de la phrase. Quel serait l’énoncé absent antéposé à ce titre énigmatique ni se nommer : ce qui ne peut se dire, la forme pronominale soulignant ce qui ne s’inscrirait dans le poème que par la réciprocité du regard au-delà de l’image ?
[1] Traité des objets musicaux, éditions du Seuil, 1966 (réédité en 1977).
[2] Chapelle du cimetière de Dorotheenstadt, Berlin, 2015.
[3] Rétrospective du musée des Beaux-Arts/Palais des Ducs de Dijon, déc. 2022-avril 2023.
[4] Il conviendrait de nuancer ce propos, ce qui déborderait le cadre de cette note. Pensons toutefois aux Salons (1759-1781) de Diderot, aux Salons (1845-1846-1859) de Baudelaire, jusqu’à Stéphane Lambert lui-même avec Visions de Goya. L’éclat dans le désastre (Arléa, 2019), véritable voyage à travers l’œuvre témoignant sur un mode intime du séjour de l’auteur sur les lieux mêmes, la Quinta del sordo, et le musée du Prado où se trouvent les Peintures noires.
[5] Écriture première, La Lettre Volée, 2020, second volet après Art poems, 2018.
[6] https://www.stephanelambert.com/entretiens/entretiens-ecrits/stephane-lambert-le-miroir-aux-silhouettes/(2011).