Les Chants de Kiepja de Franck Doyen par Yves Boudier

Les Parutions

11 nov.
2021

Les Chants de Kiepja de Franck Doyen par Yves Boudier

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Les Chants de Kiepja  de Franck Doyen

 

 

Se tenir à la bonne distance, entre fascination et célébration blessée d’une disparition, tel est le cadre, plus encore l’enjeu de l’écriture d’un livre témoignage. En effet, comment restituer par l’écriture et la disposition du poème une dynamique des fragments, des éléments témoins d’un ravage ethnique ? S’il ne suffit pas de les énoncer, comment trouver une voix qui donne à penser une blessure sans tomber dans les effets pervers de l’épellation exotique d’un lexique effacé du monde réel, sinon d’une mémoire ?

Le poète ici engage sa responsabilité dans l’écriture car elle ne peut trouver sa force et sa pertinence poétique sans le placer lui-même à l’épreuve de son éthique, de sa mémoire ; non seulement de celle qui contient la langue fragmentée d’un peuple victime d’un quasi génocide, mais plus secrètement, voire inconsciemment, de celle qui est consubstantielle à sa langue en poésie, héritière et pétrie d’une autre mythologie qui elle aussi a instruit des thématiques parallèles, telles celles du Déluge ou de la damnation céleste par exemple, mythèmes universels.

Franck Doyen relève ce pari du témoignage et triomphe de ses pièges. Sans en faire une méthode, il s’appuie en filigrane sur une stratégie d’écriture construite en deux temps de lecture, deux espaces textuels différenciés.

Dans une première partie, nous nous trouvons engagés sur le mode d’une interpellation solidaire des styles de vie et de croyance, des pratiques du quotidien, des rites de naissance et de mort, du dialogue avec la nature et le monde animal, autant d’éléments basculant, car quasiment disparus, dans la dimension mythique d’une mémoire que le poète est seul à restituer avec, pour mission choisie, de la donner en partage aux lecteurs.

Ces premières pages sont écrites en courtes proses, dans une langue qui contient l’émotion d’un poète, sa blessure sentimentale, mais une langue qui se démarque d’une tradition référant à notre mythologie euro-centrée pour se faire sœur-frère porte parole de l’Autre dans sa vision du monde. Franck Doyen réussit une alliance périlleuse. Il écrit dans une langue qui à la fois porte témoignage et garde une puissance poétique, sans concession au moindre exotisme, à la moindre fascination coupable souvent présente dans les écritures de repentance anthropologique.

Puis, dans une seconde partie rassemblant vingt et un poèmes, c’est la voix même d’un peuple qui chante, incarnée par Kiepja, chamane Selk’name de la Terre de Feu, une voix restituant les éléments d’un songe de mort devenu lamentation. C’est ainsi qu’une transcendance est rendue possible, transcendance que la seule voix qui ne s’est pas tue, chante. Paradoxalement, elle chante l’intimité de son effacement en dessinant sous nos yeux un paysage absent, comme dissout et devenu vapeur d’eau et de ciel, arche céleste animée de corps animaux, lapin, chien, renard roux, phoque, baleine, caïquen, condor et guanaco. À proprement parler, un paysage dé-terré, c’est-à-dire sans terre, sans appui, suspendu entre nuages et ciel, « les eaux et les vents / emporteront mes restes » (p. 43), un territoire gommé comme absenté, dans une attente sans fin, celle d’une solitude consentie, un acquiescement à la déchirure.

« et le vent parle par ma bouche / personne ne m’écoute plus (…) ma langue est décousue / de ma bouche » (p. 55). Or, seul le chant résiste car il est partagé : « nous chantons ensemble / ils sont avec moi / je suis seule » (p. 59)

Les mots sont mémorisés, mais comme morts s’ils ne sont répétés, le patrimoine demeure figé s’il n’est lui aussi l’objet, matériau à la fois réel et symbolique, des échanges qui fondent toute société humaine. Le chant offre la vie car il conjure la mort :

« j’efface le ciel / avec mes galets / je t’attends mon frère / le cœur rempli de neige / la lune et le soleil jouent / je n’ai plus peur / de leur lumière » (p. 81).

Pour faire renaître après l’obscurité des jours, après le grand effacement de l’histoire des colonisations, ce qui prit la forme universelle du Déluge, voici les chants de Kiepja, « je caresse les os de la terre » (p. 71), comme jadis, au grand jadis pour nous, Deucalion et Pyrrha jetant par dessus leurs épaules les pierres, os de la grande Mère, pour redonner naissance aux êtres informes devenant ainsi femmes et hommes car parvenus au-delà de la frontière qui sépare de l’obscur premier, qui libère des scories de la venue au monde. Qui donne voix et langue à l’humain sorti de terre.

Les Chants de Kiepja relève d’une double fidélité, à la fois aux référents historiques et à une poétique de l’écriture développée depuis plusieurs livres par l’auteur. Franck Doyen est soucieux de précision. Il offre au cœur du livre une page qui semble l’estran sur lequel se sont échoués les signifiants meurtris d’un peuple disparu, un abécédaire épigraphique en forme d’épitaphe. Il leur redonne avec simplicité un signifié ordinaire, celui qu’il a extrait de ses lectures savantes et ce avec d’autant plus de simplicité et de respect d’une langue défunte, qu’il ne sacrifie pas à l’exactitude ethnographique contemporaine qui n’est, en bien des points, qu’énonciation froide et reconstruite d’éléments prélevés et disposés selon un ordre, un paradigme lié aux savoirs européens, en partie complices aveugles de ceux qui ont commis l’ethnocide. Certes, les peuples Kawesqar et Selk’nam sont « toujours debout malgré l’adversité », comme le souligne Franck Doyen en fin de volume ; mais qu’en est-il de leur vie d’aujourd’hui après un tel ravage ?

« Apaiser maintenant votre peau de la brûlure nue des braises et des grands vents nord-ouest leurs torrents d’eau. » […] « Qui entonnera avec vous les chants de Kiepja, et faire fuir les glaces et les vents ? » (p. 32).

Une leçon, s’il en est : « je sais guérir / celle et celui qui vient » (p. 73).

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