Au nord du futur de Christophe Manon par Yves Boudier

Les Parutions

11 sept.
2016

Au nord du futur de Christophe Manon par Yves Boudier

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 S’il n’avait si bien repris à Paul Celan1 les mots qui lui donnent titre, ce livre eût pu s’intituler quand cela commença, selon le dernier vers de la page 16, placé au cœur du premier des trois ensembles qui composent l’ouvrage. C’est la logique même de ces poèmes qui dicte cette possible substitution car, au-delà de la géographique mentale utopique que signent les termes du titre choisi, l’usage d’un passé simple porte sur un verbe dont la force inchoative manifeste est ainsi mise en contradiction avec le déroulement chronologique usuel. Cette dissociation d’un procès temporel à l’aspect achevé et de son à-venir procède d’une inversion de l’acte d’énonciation dans la genèse du sens. Le prédicat est absent de l’énoncé fondateur mais tout entier présent et décliné dans l’ensemble des poèmes, en particulier dans la première partie en écho intime avec la troisième et dernière partie, précisément nommée Cela. Dans ce livre, les poèmes sont le lieu d’interpellation d’un lecteur en quête d’un dévoilement progressif de l’implicite contenu dans un pronom démonstratif, on ne peut mieux nommé en l’occurrence.

 

Reprenons la matière de ce livre dont il convenait avant tout de tenter d’expliquer l’articulation langagière, de souligner l’énergie poétique de son dispositif, apte à « transcender le postulat du réel ». Le souci profond qui anime ces poèmes participe d’une volonté d’articuler dans l’espace spécifique de chaque poème, la disparité quotidienne des actes d’une humanité en déshérence de commun, une humanité qui ressent, qui devine son lendemain plus qu’elle ne serait en capacité de formuler son devenir, donc d’agir sous les auspices d’un renouvellement possible du temps et des actes qui s’y inscrivent. Les bilans sont abrupts, les conclusions provisoires sévères, mais le fait même de pouvoir qualifier les ornières de l’Histoire laisse ouverte l’expression d’un secours, d’une issue pour chacun dans le désir de refonder un commun vivable : « (…) je ne connais pas d’individu qui ne soit //susceptible d’enjamber l’invisible barrière qui sépare le réel des territoires fictifs . À tous moments // la bascule est possible. »

 

Les ferments, l’effraction, l’effervescence de l’événement (on osera le terme d’avènement) le seul pouvoir « de nommer / ce qui reste », la conscience de la distance non comblée entre le parcouru et le poids du monde ou de sa figure amoureuse, l’aléatoire et l’énigmatique, fondent un parcours dont la dialectique spiralée et lourde d’émotions touche au vif le lecteur. Un lecteur saisi à la fois par la convocation implacable des tourments passés et des lumières lucioles de l’époque et par une écriture qui, plutôt que de multiplier comme on peut le déplorer souvent de nos jours les astuces textuelles ou graphiques, s’en tient à un subtil détournement des possibilités de notre grammaire et de sa syntaxe au service d’une « sereine espérance » en quête de « la beauté du sens », d’un acharnement lucide à rendre possible « l’impossible anamnèse » qui offrira « un surcroît de lumière ».

 

Jouant sur la mesure phrastique et la structuration du paragraphe, le refus d’une ponctuation coalescente ainsi que l’abolition de la majuscule rompent la classique détermination des limites de la phrase et instaurent un engendrement du sens sans perte, sans essoufflement des signifiés derrière des signifiants trop cadrés, nostalgiques de « l’infinie puissance salvatrice de la vie / enfantine ». Le dialogue, dans une compacité et une intimité soutenues, est de la sorte rendu possible. Il se charge d’émotions, de questions dont souvent la forme interronégative marque le refus de la prémonition d’un avenir désenchanté. Cependant, et c’est l’une des forces de ce livre, l’affirmation implicite d’un futur possible car conscient des impasses et des échecs du passé, nourrit chaque poème sous des formes parfois hésitantes mais toujours ouvertes, ne serait-ce qu’imperceptiblement, comme celle des « baisers / (…) / dont l’ombre / inlassable nous suit. » La proxémie amoureuse se dilate et gagne, au plus près des corps engagés dans leur fragile réciprocité, une telle incandescence que l’expérience intime devient celle de tous : « il y a légion dans le cœur d’un mortel », « derrière l’inconnu se profile un semblable ».

 

Chacune des parties du livre obéit à une forme dévolue à l’exigence d’une formulation du sens adéquate à son objet, à la tentative soucieuse d’offrir au lecteur à la fois les éléments d’une quête accomplie et le sentiment d’une fraternité dans le ressenti et l’épellation des affres d’un contemporain meurtri. Par exemple, le choix graphique qui préside au déroulement sur la page de l’ensemble titré Cela, les mots tramés en gris clair redoublant l’encre noire du texte objectivement lisible, participe d’un bruissement de la langue et de la pensée se sublimant au sens propre dans l’espérance d’un temps traçant son possible dans l’humain souci de trouver un passage entre les flammes prométhéennes et l’ombre des cendres. Ce jeu sur la physique graphique et prosodique de l’écriture dans l’espace page se justifie sans besoin d’autre chose que l’évidence de sa pertinence par rapport au but et à l’adresse virtuellement parlée du poème, dans un jeu d’échos qui en souligne le risque et la douleur glossolalique.

 

C’est une leçon de lucidité mais aussi de partage que nous donne ici Christophe Manon, discrètement mais sans retenue, avec une précision soucieuse de ne pas écraser sous un dispositif savant la complexité réelle des articulations du monde tel qu’il est. Son écriture, sans renoncer à l’affectif, au sensible, sait se défaire ou se garder des modes, éviter les truismes formalistes ou inversement verbeux d’un usage généralisé du génitif. En cela, elle ne renonce pas au poème et s’inscrit dans une tradition qu’elle renouvelle, celle des poètes de l’incantation testamentaire, ces « frères humains » avec lesquels j’ai moi-même naguère tenté le dialogue2.

 Au nord du futur est un livre qui vient du profond de l’âme pour ainsi posséder une si forte dimension prémonitoire, une si vigoureuse volonté non pas d’en finir mais de commencer « ce qu’on appelle une rencontre ». Son utopie tient à sa forme méditative et généreuse qui redonne un sens contemporain au tu initial du poème Zone d’Apollinaire.

Au lecteur d’en poursuivre l’expérience. Avec douleur certes, mais dans l’éblouissement d’un lyrisme tenu qui implore et célèbre la nature animale et humaine de nos gestes et nos paroles, quelle que soit la forme ou la couleur de nos désirs.

 

 1 Dans les fleuves au nord du futur / je lance le filet / qu'hésitant tu alourdis / d'ombres écrites par / des pierres. Atemwende, 1967. (Renverse du souffle, trad. J.P. Lefebvre).

2 Vanités Carré misère, éditons L'Act Mem, fonds Comp'Act, préface de Michel Deguy, Chambéry 2009.

 

 

 

 

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